Lucy Maud Montgomery

Anne d’Avonlea

1. UN VOISIN EN COLÈRE

Une grande et mince jeune fille de seize ans et demi, aux yeux gris sérieux et à la chevelure que ses amis qualifiaient d’auburn, était assise par une belle fin d’après-midi d’août sur le large seuil de grès rouge d’une ferme de l’île-du-Prince-Édouard, bien décidée à traduire quelques vers de Virgile.

Mais une après-midi d’août, avec les brumes bleutées voilant les pentes à moissonner, les murmures d’elfes du vent léger dans les peupliers et la splendeur dansante des coquelicots enflammés devant le sombre bosquet de jeunes pins au coin du verger, incitait plus à la rêverie qu’à la pratique des langues mortes.

Le volume de Virgile glissa au sol, et Anne, le menton calé sur ses doigts croisés, les yeux fixés sur la splendide masse duveteuse des nuages qui s’amoncelaient au-dessus de la maison de Monsieur Harrison, était loin, dans un monde délicieux, où une certaine institutrice faisait un travail merveilleux, façonnant le destin de futurs hommes d’État et insufflant de hautes et nobles ambitions dans le cœur et l’esprit des jeunes gens.

Il est vrai que, si on regardait la réalité en face – ce qu’Anne, il faut l’avouer, faisait rarement à moins d’y être obligée –, il semblait peu probable que l’école d’Avonlea recèle vraiment de futurs talents ; mais qui sait ce qui peut arriver lorsqu’une institutrice use de son influence pour faire le bien ?

Anne avait certains grands idéaux sur ce qu’une enseignante pouvait accomplir, à condition de bien s’y prendre ; et elle était au beau milieu d’une scène délectable où, quarante ans plus tard, une personnalité – les raisons de sa célébrité restaient floues, mais Anne se serait bien plu à la voir présider à l’Université ou Premier Ministre du Canada – se courbait sur sa vieille main fripée, et lui affirmait que c’était elle qui avait en tout premier éveillé ses ambitions, et que tous les succès de son existence étaient dus aux leçons qu’Anne lui avait dispensées il y a si longtemps à l’école d’Avonlea. Mais cette plaisante vision vola en éclat de la plus déplaisante façon.

Une vachette de race jersiaise descendit le chemin au petit trot,  et cinq secondes plus tard, Monsieur Harrison arriva – si tant est qu’arriver puisse s’appliquer à sa manière de faire irruption dans la cour.

Il sauta par-dessus la clôture sans se donner la peine d’ouvrir le portail et se campa agressivement face à une Anne stupéfaite, qui s’était levée d’un bond et le regardait avec une certaine perplexité. Monsieur Harrison était leur nouveau voisin, et elle ne l’avait jamais rencontré jusque-là, même si elle l’avait aperçu une ou deux fois.

Début avril, avant qu’elle ne revienne de Queen’s, Monsieur Robert Bell, dont la ferme jouxtait à l’ouest celle des Cuthbert, avait vendu sa propriété avant de déménager

à Charlottetown. L’endroit avait été racheté par un certain Monsieur Harrison, dont on ne savait que le nom et qu’il venait du Nouveau-Brunswick. Avant même d’avoir passé un mois à Avonlea, il avait acquis la réputation d’être quelqu’un de bizarre… « un excentrique », pour citer Madame Rachel Lynde, une femme au franc-parler, comme s’en souviennent ceux qui l’ont déjà rencontrée. Monsieur Harrison était sans aucun doute différent des autres – ce qui, comme chacun sait, suffit à faire un excentrique…

Tout d’abord, il s’occupait seul de sa maison et avait déclaré en public qu’il ne voulait voir « aucune de ces imbéciles de bonnes femmes près de sa baraque ». En guise de revanche, la gent féminine d’Avonlea s’était répandue en sinistres ­histoires sur son ménage et sa cuisine. Il avait pris à son service le petit John Henry Carter de White Sands, et c’est lui qui avait lancé les premières rumeurs.

Tout d’abord, il n’y avait jamais d’heures fixes pour les repas dans la maison. Monsieur Harrison « mangeait un morceau » lorsqu’il avait un creux, et si John Henry était dans le coin à ce moment-là, il venait se joindre à lui, sans quoi il devait attendre que ­Monsieur Harrison soit à nouveau sous le charme de la faim. John Henry assurait, l’air lugubre, qu’il serait mort de faim s’il n’avait pas eu la chance de rentrer chez lui le dimanche pour se remplir le ventre et pouvoir repartir tous les lundis matin avec un panier de « manger » préparé par sa mère.

Quant à la vaisselle, Monsieur Harrison ne faisait même pas semblant ; à moins que n’arrive un dimanche pluvieux, alors il s’attelait à la tâche et lavait ce qui était sale dans la barrique d’eau de pluie, avant de tout laisser sécher.

De plus, Monsieur Harrison était « près de ses sous ». Quand on lui avait demandé de participer aux indemnités du révérend Allan, il avait répondu qu’il allait d’abord attendre de voir ce qu’il pourrait bien tirer de son premier sermon, parce qu’il n’était pas du genre à acheter chat en poche.

Et lorsque Madame Lynde était venue lui demander de soutenir les missionnaires – en en profitant pour jeter un œil chez lui –, il avait répliqué qu’il n’avait jamais vu autant de païennes que parmi les vieilles commères d’Avonlea, et qu’il participerait avec joie à la mission d’en faire de bonnes chrétiennes, si elle s’y lançait.

Madame Rachel avait battu en retraite en décrétant que c’était une bénédiction que cette pauvre Madame Bell ait été morte et enterrée, car ça lui aurait brisé le cœur de voir l’état de la maison dont elle avait toujours été si fière.

« Quand on pense qu’elle récurait le sol de cette cuisine tous les deux jours, fit remarquer une Madame Lynde indignée à Marilla Cuthbert. Si vous pouviez la voir à présent ! J’ai même dû relever ma jupe pour traverser la pièce. »

Pour finir, Monsieur Harrison possédait un perroquet prénommé Ginger. Jamais personne à Avonlea n’avait possédé de perroquet jusque-là ; ce n’était donc pas vraiment considéré comme respectable. Et quel perroquet ! À en croire John Henry Carter, on n’avait jamais vu oiseau aussi impie : il jurait comme un mécréant. Madame Carter aurait fait revenir son fils sur-le-champ, si elle avait eu la certitude de pouvoir lui trouver un autre employeur.

De plus, un jour où John Henry s’était penché trop près de la cage, Ginger lui avait arraché un bout de chair d’un coup de bec dans la nuque. Madame Carter montrait la marque à tout le monde lorsque son malheureux fils revenait le dimanche.

Tout ceci traversa l’esprit d’Anne tandis que se tenait devant elle Monsieur Harrison, visiblement muet de colère. Même quand il était de meilleure humeur, on pouvait difficilement le considérer comme un bel homme : il était petit, gros et chauve ; mais à cet instant, avec son visage rond cramoisi et ses gros yeux bleus qui semblaient prêts à jaillir de leurs orbites, Anne se dit que c’était vraiment la personne la plus laide qu’elle ait jamais vue.

Soudain, Monsieur Harrison retrouva la parole.

« Il n’est pas question que je tolère ça un jour de plus, balbutia-t-il. Vous m’entendez, mademoiselle ? Juste ciel ! C’est la troisième fois… la troisième ! La patience a cessé d’être une vertu ! J’avais averti votre tante qu’elle fasse attention à ce que ça ne se reproduise plus… et elle l’a laissé faire… elle l’a fait… Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce que je voudrais bien savoir ! Et c’est pour ça que je suis là, mademoiselle.

— Pourriez-vous m’expliquer la nature de votre souci ? », demanda Anne de la façon la plus digne qui soit. Elle s’était entraînée à ça ces derniers temps, afin d’être au point lorsque l’école reprendrait ; mais ça sembla n’avoir aucun effet sur l’irascible Monsieur Harrison.

« Vous appelez ça un souci ? Juste ciel, oui, je crois bien qu’il y a un léger souci. Le souci, mademoiselle, c’est que j’ai à nouveau trouvé la petite vache de votre tante dans mon champ d’avoine, il n’y a pas une demi-heure. C’est la troisième fois, vous entendez ? Je l’ai surprise là-bas mardi dernier, et encore une fois hier. Je suis déjà venu prévenir votre tante que ça ne devait plus arriver. Mais elle a laissé faire. Où est-elle, mademoiselle ? J’aimerais la voir une petite minute, histoire de lui dire ce que je pense. Ce que pense James Harrison, mademoiselle.

— Si c’est à Marilla Cuthbert que vous faites référence, ce n’est pas ma tante ; et elle est partie à East Grafton pour rendre visite à une parente éloignée qui est très malade, répondit Anne, avec à chaque mot un peu plus de la dignité nécessaire. Je suis vraiment désolée que ma vache se soit introduite dans votre champ, car c’est la mienne et non pas celle de Mademoiselle Cuthbert… Matthew me l’a donnée il y a trois ans quand ce n’était encore qu’un petit veau, après l’avoir achetée à Monsieur Bell.

— Désolée ? Que vous soyez désolée ne va pas régler la ­situation, mademoiselle ! Vous feriez mieux d’aller regarder les dégâts qu’a faits votre animal dans mon avoine… Elle l’a piétinée sur toute sa largeur.

— Je suis vraiment désolée, répéta Anne avec fermeté,

mais si vos clôtures étaient mieux entretenues, peut-être que Dolly n’aurait pas pu passer. C’est à vous qu’appartient cette clôture qui sépare votre avoine de notre pâturage, et j’ai remarqué l’autre jour qu’elle n’était pas en très bon état.

— Ma clôture est parfaite, répliqua Monsieur Harrison, plus en colère que jamais devant cette contre-attaque ennemie. Des barreaux de prison ne retiendraient pas un animal aussi diabolique. Et je peux vous dire, à vous, la petite rouquine, que si cette vache est bien la vôtre, comme vous le dites, vous feriez mieux de surveiller qu’elle reste loin des céréales des autres, au lieu de rester assise à lire ces romans à couverture jaune », dit-il en jetant un regard méprisant à l’ocre innocent du Virgile aux pieds de la jeune fille.

À cet instant, le rouge ne teintait plus seulement les cheveux d’Anne, qui avaient toujours été un sujet sensible pour elle.

« Je préfère avoir les cheveux roux que d’être chauve, avec trois petites touffes au-dessus des oreilles ! », le cingla-t-elle.

Le coup porta, car Monsieur Harrison était particulièrement susceptible à propos de sa calvitie. S’étranglant à nouveau de colère, il ne put que foudroyer Anne du regard, sans rien dire. Elle retrouva son sang-froid et profita de son avantage. « Je peux me mettre à votre place, Monsieur Harrison, car j’ai de l’imagination. Et j’imagine parfaitement comme ça doit être pénible pour vous de trouver une vache en train de piétiner votre avoine ; donc, je ne vous tiendrai pas rigueur pour ce que vous venez de dire. Je vous promets que Dolly ne pénétrera plus dans votre champ. Je vous donne ma parole d’honneur sur ce point.

— Bon, faites-y attention, alors », grommela Monsieur Harrison sur un ton un peu plus amène ; néanmoins, il s’éloigna, toujours en colère, et Anne l’entendit marmonner jusqu’à ce qu’il soit hors de portée.

L’esprit profondément troublé, elle traversa la cour d’un pas déterminé et enferma la vilaine petite vache dans l’enclos pour la traite.

« Impossible qu’elle arrive à se sauver de là, à moins d’enfoncer la clôture, se dit Anne. Elle a l’air calme maintenant. J’ai bien peur qu’elle ne se soit rendue malade avec cette avoine. J’aurais dû la vendre à Monsieur Shearer quand il la voulait la semaine dernière, mais je pensais qu’il valait mieux attendre que toutes nos bêtes soient mises aux enchères en une seule fois. Ça doit être vrai que Monsieur Harrison est un excentrique. En tout cas, il n’a vraiment rien d’une âme sœur. »

Anne était toujours à l’affût des âmes sœurs.

L’attelage de Marilla Cuthbert entra dans la cour au moment où Anne revenait de l’enclos, et elle fila préparer le thé. Une fois attablées, elles se mirent à discuter de la ­situation.

« Je serai bien contente quand la vente sera terminée, dit Marilla. C’est trop de responsabilité d’avoir autant de bétail à la ferme, seulement surveillé par ce bon à rien de Martin. Il n’est toujours pas revenu, alors qu’il avait promis de rentrer hier soir si je lui donnais sa journée pour aller à l’enterrement de sa tante. Franchement, j’aimerais bien savoir combien il a de tantes. C’est la quatrième qui meurt depuis que je l’ai engagé, il y a un an. Ce sera un soulagement quand les récoltes seront rentrées et que Monsieur Barry reprendra la ferme. Il va falloir laisser Dolly dans son enclos jusqu’à ce que Martin revienne ; on devra la mettre dans le pâturage de derrière, et il faut réparer les clôtures. Crois-moi, tout ça, c’est des tracasseries sans fin, comme dit Rachel. Et cette pauvre Mary Keith qui n’en a plus pour longtemps. Je ne sais vraiment pas ce que vont devenir ses deux petits. Elle a un frère en Colombie-Britannique, à qui elle a écrit, mais pour l’instant, pas de réponse.

— Comment sont les enfants ? Quel âge ont-ils ?

— Un peu plus de six ans… Des jumeaux.

— Oh, j’ai toujours été fascinée par les jumeaux depuis ceux de Madame Hammond, dit Anne avec empressement. Est-ce qu’ils sont mignons ?

— Bonté divine, impossible à dire tellement ils étaient sales… Davy était dehors à faire des pâtés avec de la boue, et quand Dora est allée lui dire de rentrer, il l’a poussée tête la première dans le plus gros tas ; et comme elle pleurait, il est allé se rouler dedans pour lui montrer qu’il n’y avait pas de quoi pleurnicher. D’après Mary, la petite a toujours été sage ; mais lui, c’est un vrai diable. Tu me diras, personne ne l’a jamais vraiment élevé ; son père est mort quand il était bébé, et depuis, Mary est presque toujours malade.

— J’ai toujours de la peine pour les enfants qui grandissent seuls, dit Anne d’un ton grave. Tu sais, j’ai grandi comme ça jusqu’à ce que tu t’occupes de moi. J’espère que leur oncle pourra les accueillir. Quel est ton lien de parenté avec Madame Keith, au juste ?

— Avec Mary ? Strictement aucun. C’est son mari qui était un de nos cousins au troisième degré. Voilà Madame Lynde qui traverse la cour. Je savais qu’elle viendrait prendre des nouvelles de Mary.

— Ne lui dis rien sur Monsieur Harrison et la vache », implora Anne.

Marilla promit ; mais la promesse s’avéra bien inutile, car Madame Lynde était à peine assise qu’elle dit : « En revenant de Carmody, j’ai vu Monsieur Harrison en train de chasser votre Jersiaise de son champ. Il avait l’air fou de rage. Est-ce qu’il vous a fait une scène ? »

Anne et Marilla échangèrent furtivement un sourire amusé. Peu de choses à Avonlea échappaient à Madame Lynde. Ce matin même, Anne avait dit : « Même enfermée dans votre chambre en pleine nuit, la porte verrouillée et les volets clos, il suffit d’éternuer pour que Madame Lynde vienne le lendemain prendre des nouvelles de votre rhume ! »

« Oui, je crois bien, reconnut Marilla. J’étais absente, mais il a dit ce qu’il pensait à Anne.

— Je le trouve très désagréable, dit Anne, en secouant sa chevelure fauve avec un mouvement de rancœur.

— C’est le moins qu’on puisse dire, déclara Madame Lynde, solennelle. Moi, j’en dis que quand Robert Bell a vendu sa propriété à un homme du Nouveau-Brunswick, j’ai vu les problèmes arriver. Je ne sais pas où va Avonlea avec ce déferlement de gens étranges. Bientôt, on ne sera même plus en sécurité dans son lit.

— Pourquoi ? Qui d’autre vient s’installer ici ? demanda Marilla.

— Vous n’êtes pas au courant ? Eh bien, pour commencer, il y a une famille du nom de Donnell ; ils ont loué la vieille maison de Peter Sloane. Peter a engagé le mari pour s’occuper du moulin. Ils viennent du sud-est et personne ne sait rien d’eux. Et puis il y a Timothy Cotton et sa famille d’incapables, qui vont revenir de White Sands pour vivre aux crochets de la communauté. Lui a la tuberculose… enfin, quand il n’est pas en train de voler… et sa femme est tellement mollassonne qu’on ne peut rien lui faire faire. Elle fait sa vaisselle assise sur une chaise ! Et Madame Pye va accueillir le neveu de son mari, Anthony Pye, qui a perdu ses parents. Tu l’auras en classe, Anne, donc tu peux t’attendre à avoir du fil à retordre, je te le dis. Et tu auras aussi un autre étrange petit nouveau. Paul Irving va revenir des États-Unis pour vivre avec sa grand-mère. Tu te souviens de son père, Marilla, Stephen Irving, c’est lui qui avait abandonné Lavendar Lewis, là-bas, à Grafton ?

— Je ne suis pas sûre qu’il l’ait abandonnée. Il y a eu une dispute… J’imagine que les torts étaient partagés.

— Enfin, en tout cas il ne l’a pas épousée, et à ce qu’on raconte, depuis elle est un peu bizarre. Elle vit toute seule dans cette petite maison en pierre qu’elle a baptisée “le Pavillon aux échos”. Stephen est parti aux États-Unis pour travailler avec son oncle, et il a épousé une Américaine. Il n’est jamais revenu, mais sa mère est allée lui rendre visite une fois ou deux. Sa femme est morte il y a deux ans et il envoie son fils passer un petit moment chez sa grand-mère. Le gamin a dix ans et je ne sais pas si ce sera un bon petit. Avec ces Américains, on ne sait jamais… »

Madame Lynde regardait tous ceux qui n’avaient pas eu la chance d’être nés ou d’avoir grandi sur l’Île-du-Prince-Édouard avec l’air de se demander si « de Nazareth il pouvait sortir quelque chose de bon ». C’est sûr, il pouvait arriver que ce soient des gens bien ; mais tout de même, mieux valait se méfier. Elle avait un préjugé tout particulier contre les Américains. Son mari avait travaillé à Boston pour un patron qui l’avait escroqué de dix dollars, et « ni les anges, ni les dominations, ni les puissances » n’auraient pu la convaincre que la faute n’était pas celle des États-Unis tout entiers.

« Un peu de sang neuf à l’école d’Avonlea ne fera pas de mal, remarqua froidement Marilla. Et si cet enfant tient de son père, ça se passera très bien. Stephen Irving est le plus gentil garçon qui ait été élevé par ici, même si certains le trouvaient orgueilleux. Je crois que Madame Irving va être heureuse de s’occuper de cet enfant. Elle est très seule depuis la mort de son mari.

— Oh, même s’il est bien élevé, il ne sera pas comme ceux d’ici », répondit Madame Lynde pour clore le débat. Qu’il s’agisse des gens, des lieux ou des choses, il était impossible de la faire changer d’avis. « Anne, il paraît que tu veux lancer une société pour l’embellissement du village ?

— On en a seulement discuté avec certains des jeunes à la dernière réunion du Club de Débats, dit Anne en rougissant. On pensait que ce serait plutôt une bonne idée, et Monsieur et Madame Allan aussi. Beaucoup de villages en ont maintenant.

— Eh bien, vous allez vous fourrer dans toutes sortes

de problèmes si vous faites ça. Moi, je dis qu’il vaut mieux ne pas s’en mêler. Les gens n’aiment pas qu’on les embellisse.

— Oh, mais ce ne sont pas les gens que nous voulons embellir. C’est Avonlea ! Il y a énormément de choses qu’on pourrait faire pour le rendre plus agréable. Par exemple, si nous pouvions convaincre Monsieur Boulter de démolir cette vieille ruine hideuse sur les hauts de sa propriété, est-ce que ça ne serait pas mieux ?

— Si, évidemment, admit Rachel Lynde. Ce tas de pierres gâche le paysage depuis des années. Mais j’aimerais bien vous voir, toi et tes “embellisseurs”, parvenir à convaincre Levi Boulter de faire quelque chose pour la communauté sans être payé. Je ne veux pas te décourager, Anne, parce que l’idée n’est peut-être pas si mauvaise – même si je suppose que vous l’avez trouvée dans un de ces stupides magazines américains – mais tu auras déjà suffisamment à faire avec l’école pour ne pas t’embêter avec tes “embellissements”, c’est un conseil d’amie. Enfin, je sais que tu iras jusqu’au bout si tu es déterminée. Tu n’as jamais été du genre à te laisser arrêter. »

Quelque chose dans l’expression résolue sur les lèvres d’Anne prouvait que Madame Lynde ne se trompait pas dans sa prédiction. Anne avait à cœur de créer cette Société d’Embellissement. Gilbert Blythe, qui allait enseigner à White Sands mais reviendrait chez lui tous les vendredis soir jusqu’au lundi matin, était enthousiaste à cette idée ; et la plupart des autres étaient partants si ça impliquait de se réunir de temps en temps, et donc de s’amuser un peu.

Quant à la nature des « embellissements », personne n’en savait grand-chose, excepté Anne et Gilbert. Ils en avaient tant parlé et tant fait de projets qu’ils avaient déjà la vision d’un Avonlea idéal – même si celle-ci ne devait jamais voir le jour ailleurs que dans leur tête.

Madame Lynde avait encore une annonce à faire.

« Ils ont confié l’école de Carmody à une certaine Priscilla Grant. Ce n’était pas l’une de tes camarades de Queen’s, Anne ?

— Mais si, bien sûr ! Priscilla va être institutrice à Carmody 
? C’est parfaitement charmant ! », s’exclama Anne, et ses yeux gris s’illuminèrent jusqu’à briller comme les étoiles dans le ciel nocturne – si bien que Madame Lynde se dit à nouveau qu’elle n’arriverait jamais à décider une fois pour toutes si Anne Shirley était jolie ou non.

Lucy Maud Montgomery

Anne d’Avonlea

 

1. UN VOISIN EN COLÈRE

Une grande et mince jeune fille de seize ans et demi, aux yeux gris sérieux et à la chevelure que ses amis qualifiaient d’auburn, était assise par une belle fin d’après-midi d’août sur le large seuil de grès rouge d’une ferme de l’île-du-Prince-Édouard, bien décidée à traduire quelques vers de Virgile.

Mais une après-midi d’août, avec les brumes bleutées voilant les pentes à moissonner, les murmures d’elfes du vent léger dans les peupliers et la splendeur dansante des coquelicots enflammés devant le sombre bosquet de jeunes pins au coin du verger, incitait plus à la rêverie qu’à la pratique des langues mortes.

Le volume de Virgile glissa au sol, et Anne, le menton calé sur ses doigts croisés, les yeux fixés sur la splendide masse duveteuse des nuages qui s’amoncelaient au-dessus de la maison de Monsieur Harrison, était loin, dans un monde délicieux, où une certaine institutrice faisait un travail merveilleux, façonnant le destin de futurs hommes d’État et insufflant de hautes et nobles ambitions dans le cœur et l’esprit des jeunes gens.

Il est vrai que, si on regardait la réalité en face – ce qu’Anne, il faut l’avouer, faisait rarement à moins d’y être obligée –, il semblait peu probable que l’école d’Avonlea recèle vraiment de futurs talents ; mais qui sait ce qui peut arriver lorsqu’une institutrice use de son influence pour faire le bien ?

Anne avait certains grands idéaux sur ce qu’une enseignante pouvait accomplir, à condition de bien s’y prendre ; et elle était au beau milieu d’une scène délectable où, quarante ans plus tard, une personnalité – les raisons de sa célébrité restaient floues, mais Anne se serait bien plu à la voir présider à l’Université ou Premier Ministre du Canada – se courbait sur sa vieille main fripée, et lui affirmait que c’était elle qui avait en tout premier éveillé ses ambitions, et que tous les succès de son existence étaient dus aux leçons qu’Anne lui avait dispensées il y a si longtemps à l’école d’Avonlea. Mais cette plaisante vision vola en éclat de la plus déplaisante façon.

Une vachette de race jersiaise descendit le chemin au petit trot,  et cinq secondes plus tard, Monsieur Harrison arriva – si tant est qu’arriver puisse s’appliquer à sa manière de faire irruption dans la cour.

Il sauta par-dessus la clôture sans se donner la peine d’ouvrir le portail et se campa agressivement face à une Anne stupéfaite, qui s’était levée d’un bond et le regardait avec une certaine perplexité. Monsieur Harrison était leur nouveau voisin, et elle ne l’avait jamais rencontré jusque-là, même si elle l’avait aperçu une ou deux fois.

Début avril, avant qu’elle ne revienne de Queen’s, Monsieur Robert Bell, dont la ferme jouxtait à l’ouest celle des Cuthbert, avait vendu sa propriété avant de déménager

à Charlottetown. L’endroit avait été racheté par un certain Monsieur Harrison, dont on ne savait que le nom et qu’il venait du Nouveau-Brunswick. Avant même d’avoir passé un mois à Avonlea, il avait acquis la réputation d’être quelqu’un de bizarre… « un excentrique », pour citer Madame Rachel Lynde, une femme au franc-parler, comme s’en souviennent ceux qui l’ont déjà rencontrée. Monsieur Harrison était sans aucun doute différent des autres – ce qui, comme chacun sait, suffit à faire un excentrique…

Tout d’abord, il s’occupait seul de sa maison et avait déclaré en public qu’il ne voulait voir « aucune de ces imbéciles de bonnes femmes près de sa baraque ». En guise de revanche, la gent féminine d’Avonlea s’était répandue en sinistres ­histoires sur son ménage et sa cuisine. Il avait pris à son service le petit John Henry Carter de White Sands, et c’est lui qui avait lancé les premières rumeurs.

Tout d’abord, il n’y avait jamais d’heures fixes pour les repas dans la maison. Monsieur Harrison « mangeait un morceau » lorsqu’il avait un creux, et si John Henry était dans le coin à ce moment-là, il venait se joindre à lui, sans quoi il devait attendre que ­Monsieur Harrison soit à nouveau sous le charme de la faim. John Henry assurait, l’air lugubre, qu’il serait mort de faim s’il n’avait pas eu la chance de rentrer chez lui le dimanche pour se remplir le ventre et pouvoir repartir tous les lundis matin avec un panier de « manger » préparé par sa mère.

Quant à la vaisselle, Monsieur Harrison ne faisait même pas semblant ; à moins que n’arrive un dimanche pluvieux, alors il s’attelait à la tâche et lavait ce qui était sale dans la barrique d’eau de pluie, avant de tout laisser sécher.

De plus, Monsieur Harrison était « près de ses sous ». Quand on lui avait demandé de participer aux indemnités du révérend Allan, il avait répondu qu’il allait d’abord attendre de voir ce qu’il pourrait bien tirer de son premier sermon, parce qu’il n’était pas du genre à acheter chat en poche.

Et lorsque Madame Lynde était venue lui demander de soutenir les missionnaires – en en profitant pour jeter un œil chez lui –, il avait répliqué qu’il n’avait jamais vu autant de païennes que parmi les vieilles commères d’Avonlea, et qu’il participerait avec joie à la mission d’en faire de bonnes chrétiennes, si elle s’y lançait.

Madame Rachel avait battu en retraite en décrétant que c’était une bénédiction que cette pauvre Madame Bell ait été morte et enterrée, car ça lui aurait brisé le cœur de voir l’état de la maison dont elle avait toujours été si fière.

« Quand on pense qu’elle récurait le sol de cette cuisine tous les deux jours, fit remarquer une Madame Lynde indignée à Marilla Cuthbert. Si vous pouviez la voir à présent ! J’ai même dû relever ma jupe pour traverser la pièce. »

Pour finir, Monsieur Harrison possédait un perroquet prénommé Ginger. Jamais personne à Avonlea n’avait possédé de perroquet jusque-là ; ce n’était donc pas vraiment considéré comme respectable. Et quel perroquet ! À en croire John Henry Carter, on n’avait jamais vu oiseau aussi impie : il jurait comme un mécréant. Madame Carter aurait fait revenir son fils sur-le-champ, si elle avait eu la certitude de pouvoir lui trouver un autre employeur.

De plus, un jour où John Henry s’était penché trop près de la cage, Ginger lui avait arraché un bout de chair d’un coup de bec dans la nuque. Madame Carter montrait la marque à tout le monde lorsque son malheureux fils revenait le dimanche.

Tout ceci traversa l’esprit d’Anne tandis que se tenait devant elle Monsieur Harrison, visiblement muet de colère. Même quand il était de meilleure humeur, on pouvait difficilement le considérer comme un bel homme : il était petit, gros et chauve ; mais à cet instant, avec son visage rond cramoisi et ses gros yeux bleus qui semblaient prêts à jaillir de leurs orbites, Anne se dit que c’était vraiment la personne la plus laide qu’elle ait jamais vue.

Soudain, Monsieur Harrison retrouva la parole.

« Il n’est pas question que je tolère ça un jour de plus, balbutia-t-il. Vous m’entendez, mademoiselle ? Juste ciel ! C’est la troisième fois… la troisième ! La patience a cessé d’être une vertu ! J’avais averti votre tante qu’elle fasse attention à ce que ça ne se reproduise plus… et elle l’a laissé faire… elle l’a fait… Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce que je voudrais bien savoir ! Et c’est pour ça que je suis là, mademoiselle.

— Pourriez-vous m’expliquer la nature de votre souci ? », demanda Anne de la façon la plus digne qui soit. Elle s’était entraînée à ça ces derniers temps, afin d’être au point lorsque l’école reprendrait ; mais ça sembla n’avoir aucun effet sur l’irascible Monsieur Harrison.

« Vous appelez ça un souci ? Juste ciel, oui, je crois bien qu’il y a un léger souci. Le souci, mademoiselle, c’est que j’ai à nouveau trouvé la petite vache de votre tante dans mon champ d’avoine, il n’y a pas une demi-heure. C’est la troisième fois, vous entendez ? Je l’ai surprise là-bas mardi dernier, et encore une fois hier. Je suis déjà venu prévenir votre tante que ça ne devait plus arriver. Mais elle a laissé faire. Où est-elle, mademoiselle ? J’aimerais la voir une petite minute, histoire de lui dire ce que je pense. Ce que pense James Harrison, mademoiselle.

— Si c’est à Marilla Cuthbert que vous faites référence, ce n’est pas ma tante ; et elle est partie à East Grafton pour rendre visite à une parente éloignée qui est très malade, répondit Anne, avec à chaque mot un peu plus de la dignité nécessaire. Je suis vraiment désolée que ma vache se soit introduite dans votre champ, car c’est la mienne et non pas celle de Mademoiselle Cuthbert… Matthew me l’a donnée il y a trois ans quand ce n’était encore qu’un petit veau, après l’avoir achetée à Monsieur Bell.

— Désolée ? Que vous soyez désolée ne va pas régler la ­situation, mademoiselle ! Vous feriez mieux d’aller regarder les dégâts qu’a faits votre animal dans mon avoine… Elle l’a piétinée sur toute sa largeur.

— Je suis vraiment désolée, répéta Anne avec fermeté,

mais si vos clôtures étaient mieux entretenues, peut-être que Dolly n’aurait pas pu passer. C’est à vous qu’appartient cette clôture qui sépare votre avoine de notre pâturage, et j’ai remarqué l’autre jour qu’elle n’était pas en très bon état.

— Ma clôture est parfaite, répliqua Monsieur Harrison, plus en colère que jamais devant cette contre-attaque ennemie. Des barreaux de prison ne retiendraient pas un animal aussi diabolique. Et je peux vous dire, à vous, la petite rouquine, que si cette vache est bien la vôtre, comme vous le dites, vous feriez mieux de surveiller qu’elle reste loin des céréales des autres, au lieu de rester assise à lire ces romans à couverture jaune », dit-il en jetant un regard méprisant à l’ocre innocent du Virgile aux pieds de la jeune fille.

À cet instant, le rouge ne teintait plus seulement les cheveux d’Anne, qui avaient toujours été un sujet sensible pour elle.

« Je préfère avoir les cheveux roux que d’être chauve, avec trois petites touffes au-dessus des oreilles ! », le cingla-t-elle.

Le coup porta, car Monsieur Harrison était particulièrement susceptible à propos de sa calvitie. S’étranglant à nouveau de colère, il ne put que foudroyer Anne du regard, sans rien dire. Elle retrouva son sang-froid et profita de son avantage. « Je peux me mettre à votre place, Monsieur Harrison, car j’ai de l’imagination. Et j’imagine parfaitement comme ça doit être pénible pour vous de trouver une vache en train de piétiner votre avoine ; donc, je ne vous tiendrai pas rigueur pour ce que vous venez de dire. Je vous promets que Dolly ne pénétrera plus dans votre champ. Je vous donne ma parole d’honneur sur ce point.

— Bon, faites-y attention, alors », grommela Monsieur Harrison sur un ton un peu plus amène ; néanmoins, il s’éloigna, toujours en colère, et Anne l’entendit marmonner jusqu’à ce qu’il soit hors de portée.

L’esprit profondément troublé, elle traversa la cour d’un pas déterminé et enferma la vilaine petite vache dans l’enclos pour la traite.

« Impossible qu’elle arrive à se sauver de là, à moins d’enfoncer la clôture, se dit Anne. Elle a l’air calme maintenant. J’ai bien peur qu’elle ne se soit rendue malade avec cette avoine. J’aurais dû la vendre à Monsieur Shearer quand il la voulait la semaine dernière, mais je pensais qu’il valait mieux attendre que toutes nos bêtes soient mises aux enchères en une seule fois. Ça doit être vrai que Monsieur Harrison est un excentrique. En tout cas, il n’a vraiment rien d’une âme sœur. »

Anne était toujours à l’affût des âmes sœurs.

L’attelage de Marilla Cuthbert entra dans la cour au moment où Anne revenait de l’enclos, et elle fila préparer le thé. Une fois attablées, elles se mirent à discuter de la ­situation.

« Je serai bien contente quand la vente sera terminée, dit Marilla. C’est trop de responsabilité d’avoir autant de bétail à la ferme, seulement surveillé par ce bon à rien de Martin. Il n’est toujours pas revenu, alors qu’il avait promis de rentrer hier soir si je lui donnais sa journée pour aller à l’enterrement de sa tante. Franchement, j’aimerais bien savoir combien il a de tantes. C’est la quatrième qui meurt depuis que je l’ai engagé, il y a un an. Ce sera un soulagement quand les récoltes seront rentrées et que Monsieur Barry reprendra la ferme. Il va falloir laisser Dolly dans son enclos jusqu’à ce que Martin revienne ; on devra la mettre dans le pâturage de derrière, et il faut réparer les clôtures. Crois-moi, tout ça, c’est des tracasseries sans fin, comme dit Rachel. Et cette pauvre Mary Keith qui n’en a plus pour longtemps. Je ne sais vraiment pas ce que vont devenir ses deux petits. Elle a un frère en Colombie-Britannique, à qui elle a écrit, mais pour l’instant, pas de réponse.

— Comment sont les enfants ? Quel âge ont-ils ?

— Un peu plus de six ans… Des jumeaux.

— Oh, j’ai toujours été fascinée par les jumeaux depuis ceux de Madame Hammond, dit Anne avec empressement. Est-ce qu’ils sont mignons ?

— Bonté divine, impossible à dire tellement ils étaient sales… Davy était dehors à faire des pâtés avec de la boue, et quand Dora est allée lui dire de rentrer, il l’a poussée tête la première dans le plus gros tas ; et comme elle pleurait, il est allé se rouler dedans pour lui montrer qu’il n’y avait pas de quoi pleurnicher. D’après Mary, la petite a toujours été sage ; mais lui, c’est un vrai diable. Tu me diras, personne ne l’a jamais vraiment élevé ; son père est mort quand il était bébé, et depuis, Mary est presque toujours malade.

— J’ai toujours de la peine pour les enfants qui grandissent seuls, dit Anne d’un ton grave. Tu sais, j’ai grandi comme ça jusqu’à ce que tu t’occupes de moi. J’espère que leur oncle pourra les accueillir. Quel est ton lien de parenté avec Madame Keith, au juste ?

— Avec Mary ? Strictement aucun. C’est son mari qui était un de nos cousins au troisième degré. Voilà Madame Lynde qui traverse la cour. Je savais qu’elle viendrait prendre des nouvelles de Mary.

— Ne lui dis rien sur Monsieur Harrison et la vache », implora Anne.

Marilla promit ; mais la promesse s’avéra bien inutile, car Madame Lynde était à peine assise qu’elle dit : « En revenant de Carmody, j’ai vu Monsieur Harrison en train de chasser votre Jersiaise de son champ. Il avait l’air fou de rage. Est-ce qu’il vous a fait une scène ? »

Anne et Marilla échangèrent furtivement un sourire amusé. Peu de choses à Avonlea échappaient à Madame Lynde. Ce matin même, Anne avait dit : « Même enfermée dans votre chambre en pleine nuit, la porte verrouillée et les volets clos, il suffit d’éternuer pour que Madame Lynde vienne le lendemain prendre des nouvelles de votre rhume ! »

« Oui, je crois bien, reconnut Marilla. J’étais absente, mais il a dit ce qu’il pensait à Anne.

— Je le trouve très désagréable, dit Anne, en secouant sa chevelure fauve avec un mouvement de rancœur.

— C’est le moins qu’on puisse dire, déclara Madame Lynde, solennelle. Moi, j’en dis que quand Robert Bell a vendu sa propriété à un homme du Nouveau-Brunswick, j’ai vu les problèmes arriver. Je ne sais pas où va Avonlea avec ce déferlement de gens étranges. Bientôt, on ne sera même plus en sécurité dans son lit.

— Pourquoi ? Qui d’autre vient s’installer ici ? demanda Marilla.

— Vous n’êtes pas au courant ? Eh bien, pour commencer, il y a une famille du nom de Donnell ; ils ont loué la vieille maison de Peter Sloane. Peter a engagé le mari pour s’occuper du moulin. Ils viennent du sud-est et personne ne sait rien d’eux. Et puis il y a Timothy Cotton et sa famille d’incapables, qui vont revenir de White Sands pour vivre aux crochets de la communauté. Lui a la tuberculose… enfin, quand il n’est pas en train de voler… et sa femme est tellement mollassonne qu’on ne peut rien lui faire faire. Elle fait sa vaisselle assise sur une chaise ! Et Madame Pye va accueillir le neveu de son mari, Anthony Pye, qui a perdu ses parents. Tu l’auras en classe, Anne, donc tu peux t’attendre à avoir du fil à retordre, je te le dis. Et tu auras aussi un autre étrange petit nouveau. Paul Irving va revenir des États-Unis pour vivre avec sa grand-mère. Tu te souviens de son père, Marilla, Stephen Irving, c’est lui qui avait abandonné Lavendar Lewis, là-bas, à Grafton ?

— Je ne suis pas sûre qu’il l’ait abandonnée. Il y a eu une dispute… J’imagine que les torts étaient partagés.

— Enfin, en tout cas il ne l’a pas épousée, et à ce qu’on raconte, depuis elle est un peu bizarre. Elle vit toute seule dans cette petite maison en pierre qu’elle a baptisée “le Pavillon aux échos”. Stephen est parti aux États-Unis pour travailler avec son oncle, et il a épousé une Américaine. Il n’est jamais revenu, mais sa mère est allée lui rendre visite une fois ou deux. Sa femme est morte il y a deux ans et il envoie son fils passer un petit moment chez sa grand-mère. Le gamin a dix ans et je ne sais pas si ce sera un bon petit. Avec ces Américains, on ne sait jamais… »

Madame Lynde regardait tous ceux qui n’avaient pas eu la chance d’être nés ou d’avoir grandi sur l’Île-du-Prince-Édouard avec l’air de se demander si « de Nazareth il pouvait sortir quelque chose de bon ». C’est sûr, il pouvait arriver que ce soient des gens bien ; mais tout de même, mieux valait se méfier. Elle avait un préjugé tout particulier contre les Américains. Son mari avait travaillé à Boston pour un patron qui l’avait escroqué de dix dollars, et « ni les anges, ni les dominations, ni les puissances » n’auraient pu la convaincre que la faute n’était pas celle des États-Unis tout entiers.

« Un peu de sang neuf à l’école d’Avonlea ne fera pas de mal, remarqua froidement Marilla. Et si cet enfant tient de son père, ça se passera très bien. Stephen Irving est le plus gentil garçon qui ait été élevé par ici, même si certains le trouvaient orgueilleux. Je crois que Madame Irving va être heureuse de s’occuper de cet enfant. Elle est très seule depuis la mort de son mari.

— Oh, même s’il est bien élevé, il ne sera pas comme ceux d’ici », répondit Madame Lynde pour clore le débat. Qu’il s’agisse des gens, des lieux ou des choses, il était impossible de la faire changer d’avis. « Anne, il paraît que tu veux lancer une société pour l’embellissement du village ?

— On en a seulement discuté avec certains des jeunes à la dernière réunion du Club de Débats, dit Anne en rougissant. On pensait que ce serait plutôt une bonne idée, et Monsieur et Madame Allan aussi. Beaucoup de villages en ont maintenant.

— Eh bien, vous allez vous fourrer dans toutes sortes

de problèmes si vous faites ça. Moi, je dis qu’il vaut mieux ne pas s’en mêler. Les gens n’aiment pas qu’on les embellisse.

— Oh, mais ce ne sont pas les gens que nous voulons embellir. C’est Avonlea ! Il y a énormément de choses qu’on pourrait faire pour le rendre plus agréable. Par exemple, si nous pouvions convaincre Monsieur Boulter de démolir cette vieille ruine hideuse sur les hauts de sa propriété, est-ce que ça ne serait pas mieux ?

— Si, évidemment, admit Rachel Lynde. Ce tas de pierres gâche le paysage depuis des années. Mais j’aimerais bien vous voir, toi et tes “embellisseurs”, parvenir à convaincre Levi Boulter de faire quelque chose pour la communauté sans être payé. Je ne veux pas te décourager, Anne, parce que l’idée n’est peut-être pas si mauvaise – même si je suppose que vous l’avez trouvée dans un de ces stupides magazines américains – mais tu auras déjà suffisamment à faire avec l’école pour ne pas t’embêter avec tes “embellissements”, c’est un conseil d’amie. Enfin, je sais que tu iras jusqu’au bout si tu es déterminée. Tu n’as jamais été du genre à te laisser arrêter. »

Quelque chose dans l’expression résolue sur les lèvres d’Anne prouvait que Madame Lynde ne se trompait pas dans sa prédiction. Anne avait à cœur de créer cette Société d’Embellissement. Gilbert Blythe, qui allait enseigner à White Sands mais reviendrait chez lui tous les vendredis soir jusqu’au lundi matin, était enthousiaste à cette idée ; et la plupart des autres étaient partants si ça impliquait de se réunir de temps en temps, et donc de s’amuser un peu.

Quant à la nature des « embellissements », personne n’en savait grand-chose, excepté Anne et Gilbert. Ils en avaient tant parlé et tant fait de projets qu’ils avaient déjà la vision d’un Avonlea idéal – même si celle-ci ne devait jamais voir le jour ailleurs que dans leur tête.

Madame Lynde avait encore une annonce à faire.

« Ils ont confié l’école de Carmody à une certaine Priscilla Grant. Ce n’était pas l’une de tes camarades de Queen’s, Anne ?

— Mais si, bien sûr ! Priscilla va être institutrice à Carmody 
? C’est parfaitement charmant ! », s’exclama Anne, et ses yeux gris s’illuminèrent jusqu’à briller comme les étoiles dans le ciel nocturne – si bien que Madame Lynde se dit à nouveau qu’elle n’arriverait jamais à décider une fois pour toutes si Anne Shirley était jolie ou non.