Lucy Maud Montgomery

Anne de Redmond

 

1. L’OMBRE DU CHANGEMENT

 

« La récolte est passée et l’été s’achève », déclara Anne Shirley en observant les champs ras d’un œil rêveur. Diana Barry et elle étaient allées cueillir des pommes dans le verger de Green Gables mais se reposaient désormais de leur labeur dans un coin ensoleillé du Bois hanté où une flotte aérienne de duvets de chardon se laissait porter par les ailes d’un vent encore chargé du parfum estival et sucré des fougères. Pourtant, tout dans le paysage autour d’elles évoquait ­l’automne.

La mer s’ébrouait au loin en rugissements caverneux, les champs nus et desséchés s’ourlaient de bouquets de gerbes d’or, le vallon rayonnait d’asters d’un violet éthéré et le Lac scintillant était bleu, bleu, bleu ; pas le bleu indécis du printemps ni l’azur pâle de l’été, mais un bleu limpide, ferme et serein, comme si l’eau avait triomphé de toutes ses émotions et ses humeurs pour se glisser dans une tranquillité délestée de l’inconstance des rêves.

« Ce fut un bel été, dit Diana avec un sourire tout en faisant tourner la nouvelle bague à sa main gauche. Et le mariage de Mademoiselle Lavendar l’a comme couronné. Monsieur et Madame Irving doivent être sur la côte pacifique, à présent.

— J’ai l’impression qu’ils sont partis depuis suffisamment longtemps pour avoir fait le tour du monde, soupira Anne. Je n’arrive pas à croire qu’ils se soient mariés il y a à peine une semaine. Tout a changé. Mademoiselle Lavendar, Monsieur et Madame Allan… ils sont tous partis. Le presbytère paraît si triste avec ses volets fermés ! Je suis passée devant hier soir, et c’était comme si ses occupants étaient morts.

— Nous n’aurons jamais un pasteur aussi gentil que ­Monsieur Allan, prédit sombrement Diana. J’imagine que nous allons voir passer bon nombre de remplaçants cet hiver, et qu’un dimanche sur deux, nous n’aurons même pas de sermon. Et puis, une fois que vous serez loin, Gilbert et toi… ça va devenir terriblement ennuyeux ici.

— Fred sera là, glissa malicieusement Anne.

— Quand est-ce que Madame Lynde va emménager ? demanda Diana comme si elle n’avait pas entendu la remarque d’Anne.

— Demain. Je suis ravie qu’elle s’installe, mais c’est un changement de plus. Hier, Marilla et moi avons vidé la chambre d’amis. Et j’ai détesté ça, tu sais. C’est bête, bien sûr, mais j’avais l’impression de commettre un sacrilège. J’ai toujours considéré cette vieille chambre comme un sanctuaire. Enfant, je pensais que cette pièce était la plus merveilleuse du monde. Tu te souviens ce désir ardent que j’avais de dormir dans une chambre d’amis – mais pas celle de Green Gables, oh non, jamais celle-là ! Ça aurait été terrible. J’aurais été tellement fascinée que je n’aurais pas pu fermer l’œil de la nuit. Je n’ai même jamais vraiment osé marcher dans cette pièce quand Marilla m’y envoyait chercher quelque chose ; non, à chaque fois, j’y allais sur la pointe des pieds en retenant mon souffle comme dans une église et j’étais soulagée quand je ressortais. Les portraits de George Whitefield et du Duc de Wellington étaient accrochés là, un de chaque côté du miroir, et ils ­fronçaient les sourcils d’un air sévère dès que je m’y trouvais, et encore plus si j’osais me regarder dans le miroir ; le seul de la maison qui ne déformait pas mon reflet. Je me suis toujours demandé comment Marilla pouvait y faire le ménage. Et maintenant, c’est non seulement propre, mais entièrement vide. George Whitefield et le Duc ont été relégués sur le palier. “Ainsi passe la gloire du monde” », conclut Anne avec un rire où s’insinuait une note de regret. Il n’est jamais agréable de profaner ses anciens sanctuaires même une fois qu’on est devenu trop âgé pour ces choses-là.

« Je vais être si seule quand tu vas t’en aller… gémit Diana pour la centième fois. Et dire que tu pars la semaine prochaine !

— Mais pour l’instant, nous sommes encore ensemble, répondit Anne avec gaieté. Il ne faut pas laisser la semaine qui vient nous gâcher le bonheur de celle-ci. Moi la première, je déteste l’idée de partir. Ma maison et moi sommes ­devenues si bonnes amies. Et toi qui parles d’être seule ! C’est moi qui devrais me plaindre. Toi, tu seras ici avec la plupart de nos amis et Fred ! Alors que moi je serai seule, entourée d’inconnus !

— Sauf Gilbert… et Charlie Sloane, répliqua Diana en reprenant l’intonation mutine d’Anne.

— Charlie Sloane sera d’un grand réconfort, bien sûr », ironisa Anne ; ce qui fit rire les deux insouciantes jeunes filles.

Diana savait précisément ce qu’Anne pensait de Charlie Sloane mais, malgré de nombreuses discussions confidentielles, elle ne savait pas vraiment ce qu’Anne pensait de Gilbert. Il faut dire qu’Anne elle-même n’en avait pas la moindre idée.

« La pension des garçons se trouvera peut-être à l’autre bout de Kingsport, poursuivit Anne. Je suis contente d’aller à Redmond et je suis sûre que ça finira par me plaire. Mais pas les premières semaines, j’en suis convaincue. Je ne pourrai même pas me réconforter en pensant aux week-ends où je rentrerai, comme lorsque j’étais à Queen’s. Noël va me sembler affreusement loin.

— Tout change… ou va changer, dit Diana avec tristesse. J’ai le sentiment que les choses ne seront plus jamais les mêmes.

— Nous sommes à la croisée des chemins, ça devait sans doute arriver tôt ou tard, dit Anne, pensive. Diana, est-ce que tu crois qu’être adulte sera vraiment aussi agréable que nous l’imaginions enfants ?

— Je ne sais pas… Il y a certaines bonnes choses, répondit Diana en caressant de nouveau sa bague avec ce petit sourire qui faisait qu’Anne se sentait soudain exclue et inexpérimentée. Mais il y a aussi beaucoup de choses déroutantes. Parfois, j’ai l’impression que grandir est effrayant, et dans ces moments-là, je donnerais tout pour redevenir une petite fille.

— J’imagine que nous nous y habituerons avec le temps, dit Anne avec entrain. Bientôt, il n’y aura plus autant ­d’imprévus… même si, après tout, je crois que ce sont les imprévus qui donnent du sel à la vie. Nous avons dix-huit ans, Diana. Dans deux ans, nous en aurons vingt. Quand

j’en avais dix, il me semblait que vingt ans, c’était la verte ­vieillesse. En un rien de temps, tu seras une respectable mère de famille, dans la force de l’âge, et moi, je serai Tante Anne, la gentille vieille fille qui viendra te rendre visite pendant les vacances. Tu me garderas toujours une petite place, pas vrai, Di chérie ? Pas dans la chambre d’amis, bien sûr ; les vieilles filles ne peuvent aspirer aux chambres d’amis, et je serai aussi humble qu’Uriah Heep et tout à fait satisfaite d’un débarras au-dessus du porche ou à côté du petit salon.

— Qu’est-ce que tu dis comme bêtises, Anne ! rit Diana. Tu épouseras quelqu’un de splendide, beau et riche, et aucune chambre d’amis à Avonlea ne sera assez somptueuse pour toi, et tu tordras le nez devant tous tes amis d’enfance.

— Ce serait dommage, mon nez est plutôt joli, et j’ai peur que ce soit du gâchis de le tordre, dit Anne en tapotant le bel appendice. Je n’ai pas suffisamment d’atouts pour pouvoir me permettre de saboter ceux que je possède. Alors même si je devais épouser le roi des Îles Cannibales, je promets de ne jamais tordre le nez devant toi, Diana. »

Les jeunes filles se séparèrent sur un nouveau rire plein de joie ; Diana pour retourner à Orchard Slope et Anne pour se rendre au bureau de poste. Une lettre l’y attendait, et lorsque Gilbert Blythe la rejoignit ensuite sur le pont du Lac scintillant, elle rayonnait toujours d’excitation.

« Priscilla Grant va à Redmond elle aussi ! s’exclama-t-elle. N’est-ce pas merveilleux ? J’espérais qu’elle puisse venir, mais elle ne pensait pas que son père accepterait. ­Pourtant il est d’accord et nous serons en pension ensemble. Avec une amie comme Priscilla à mes côtés, je me sens prête à affronter des troupes sous leurs bannières – ou du moins, tous les professeurs de Redmond réunis en une terrible ­phalange.

— Je pense que Kingsport nous plaira, répondit Gilbert. C’est une charmante bourgade, m’a-t-on dit, avec le plus beau parc naturel du monde. Il paraît que les paysages y sont magnifiques.

— Je me demande si ce sera, si ça peut être, plus beau qu’ici… », murmura Anne qui regardait autour d’elle avec le regard tendre et fasciné de ceux pour qui leur petit village resterait à jamais le plus bel endroit sur terre, quand bien même il existerait de plus jolies contrées sous des cieux étrangers.

Ils étaient appuyés à la rambarde du pont du vieil étang, s’enivrant de l’enchantement du crépuscule, à l’endroit précis où Anne s’était accrochée pour se sauver du naufrage de sa barque, le jour où Élaine s’était laissée flotter jusqu’à Camelot.

À l’ouest, le soleil couchant colorait encore le ciel d’une teinte pourpre et délicate, mais la lune se levait et sous sa lumière, les eaux ressemblaient à un grand rêve argenté. Les souvenirs tissaient un sort doux et subtil entre les deux jeunes créatures.

« Tu es très silencieuse, Anne, dit enfin Gilbert.

— Je n’ose ni parler ni bouger de peur que toute cette merveilleuse beauté s’évanouisse comme un silence brisé », murmura Anne.

Gilbert posa soudain sa main sur celle, délicate et blanche, posée sur le bois de la rambarde. Ses yeux noisette s’assombrirent, sa bouche encore enfantine s’ouvrit pour dire quelque chose du rêve et de l’espoir qui animait son âme. Mais Anne retira sa propre main et se détourna précipitamment. Pour elle, le charme du crépuscule était rompu.

« Je dois rentrer, déclara-t-elle avec une insouciance ­exagérée. Marilla avait mal à la tête cette après-midi, et je suis sûre que les jumeaux doivent déjà être impliqués dans

des bêtises invraisemblables à l’heure qu’il est. Je n’aurais vraiment pas dû rester aussi longtemps. »

Elle bavarda de tout et de rien sans interruption jusqu’à ce qu’ils atteignent l’allée de Green Gables. Le pauvre Gilbert n’eut quasiment aucune chance de placer un mot.

Anne se sentit soulagée lorsqu’ils se séparèrent. Il était apparu dans son cœur une gêne nouvelle et secrète à l’égard de Gilbert depuis ce fugace moment de révélation au Pavillon aux échos. Quelque chose de différent s’était insinué dans leur vieille et parfaite camaraderie d’écoliers – quelque chose qui menaçait de l’abîmer.

« Je n’avais jamais été contente de voir Gilbert partir, avant, pensa-t-elle, amère et triste à la fois, en remontant seule l’allée. Il va gâcher notre amitié s’il persiste avec ces bêtises ! Je ne veux pas que ça arrive, je ne le permettrai pas. Oh, pourquoi les garçons ne peuvent-ils pas se montrer ­raisonnables ? »

Inquiète, Anne soupçonnait qu’il n’était pas à proprement parler « raisonnable » de sentir encore sur sa main la chaude pression de celle de Gilbert, aussi distinctement qu’elle l’avait sentie la brève seconde où il l’y avait posée. Et encore moins raisonnable de ne pas trouver cette sensation désagréable.

Elle était bien différente de celle qu’elle avait ressentie quand Charlie Sloane avait tenté un geste similaire, trois jours plus tôt, lors d’une soirée à White Sands où ils s’étaient tous deux assis pendant une danse. Anne frissonna à ce désagréable ­souvenir.

Mais tous ses problèmes de prétendants amou­rachés s’évanouirent à l’instant où elle pénétra dans la cuisine sobre et dénuée de romantisme de Green Gables, dans laquelle un petit garçon de huit ans pleurait à chaudes larmes sur la banquette.

« Que se passe-t-il, Davy ? demanda Anne en le prenant dans ses bras. Où sont Marilla et Dora ?

— Marilla est en train de coucher Dora, sanglota Davy.

Et je pleure parce que Dora est tombée dans l’escalier de la cave, tête la première, et qu’elle s’est râpé la peau du nez et…

— Oh, ne pleure pas pour ça, mon chéri. Tu as de la peine pour elle, c’est certain, mais pleurer ne l’aidera pas. Elle ira mieux demain. Pleurer n’a jamais aidé personne, mon petit Davy, et…

— Je pleure pas parce que Dora est tombée dans la cave, dit-il, interrompant le sermon bien intentionné d’Anne avec une vive amertume. Je pleure parce que j’étais pas là pour la voir tomber. J’ai l’impression de toujours rater les choses amusantes.

— Oh, Davy ! s’exclama Anne en étouffant un éclat de rire malvenu. Tu trouverais amusant de voir cette pauvre petite Dora tomber dans les escaliers et se faire mal ?

— Elle ne s’est pas fait si mal que ça, répondit Davy sur un ton de défi. Sûr que si elle était morte, j’aurais eu beaucoup de peine. Mais on tue pas les Keith aussi facilement. Comme les Blewett, j’imagine. Herb Blewett est tombé du grenier à foin mercredi dernier, il a roulé direct dans la chute à navets jusque dans le box où ils gardaient un cheval sauvage, tout nerveux et agité, et il a atterri pile sous ses sabots. Et pourtant, il s’en est sorti avec à peine trois os cassés. Madame Lynde dit qu’il y a des gens qu’on peut pas tuer, même avec un hachoir à viande. Madame Lynde arrive demain, Anne ?

— Oui, Davy, et j’espère que tu seras toujours bien sage et gentil avec elle.

— Je serai sage et gentil. Mais est-ce qu’elle va me mettre au lit parfois, Anne ?

— Peut-être. Pourquoi ?

— Parce que, dit Davy très fermement, si ça arrive, je dirai pas mes prières devant elle comme je le fais devant toi.

— Pourquoi ?

— Parce que je crois que ce serait pas bien de parler à Dieu devant des étrangers. Dora peut dire les siennes devant Madame Lynde si elle veut, mais moi, non. J’attendrai qu’elle soit partie pour les dire. J’ai le droit, Anne ?

— Oui, si tu es sûr de ne pas oublier, Davy.

— Ah ça non, j’oublierai pas. Je trouve ça très amusant de dire mes prières. Mais ce sera jamais aussi amusant de les dire tout seul que de te les dire à toi. J’aimerais que tu restes à la maison. Je vois pas pourquoi tu veux partir et nous laisser.

— Ce n’est pas que je veuille partir, Davy, mais je sens que je le dois.

— Si tu veux pas partir, t’es pas obligée. T’es grande. Quand je serai grand, je ferai jamais une seule chose que j’ai pas envie de faire.

— Toute ta vie, Davy, tu te retrouveras à faire des choses dont tu n’as pas envie.

— Je les ferai pas, trancha Davy. Tu peux me croire ! ­Maintenant, je suis obligé de faire des choses que je veux pas parce que sinon Marilla et toi, vous m’envoyez au lit. Mais quand je serai grand, vous pourrez plus et personne pourra m’interdire. Je vais en avoir du temps ! Tu sais, Milty Boulter raconte que sa mère a dit que tu allais à l’université pour voir si tu pouvais te dégoter un homme. C’est vrai, Anne ? Je veux savoir. »

L’espace d’un instant, Anne se sentit bouillir de colère. Puis elle rit en se souvenant que la vulgarité crue, d’esprit comme de parole, de Madame Boulter ne pouvait la blesser.

« Non, Davy, ce n’est pas vrai. J’y vais pour étudier, grandir et m’instruire de diverses choses.

— De quelles choses ?

Du froid… du chaud… du mal aux dents…

De choux-fleurs… de rois… et de roses…

répondit Anne.

— Mais si tu voulais te dégoter un homme, comment tu t’y prendrais ? Je veux savoir, insista Davy, sur qui le sujet exerçait, de toute évidence, une certaine fascination.

— Tu devrais plutôt demander à Madame Boulter, répondit Anne sans réfléchir. À mon avis, elle connaît mieux que moi la marche à suivre.

— D’accord, je le ferai la prochaine fois que je la verrai, assura Davy d’un ton sérieux.

— Davy ! Tu n’as pas intérêt ! s’écria Anne en comprenant son erreur.

— Mais c’est toi qui m’as dit de lui demander, protesta Davy, offensé.

— C’est l’heure d’aller au lit », décréta Anne pour se tirer d’affaires.

Après avoir couché Davy, Anne erra jusqu’à l’île Victoria et s’assit là-bas, seule et auréolée d’une délicate obscurité baignée de lune, tandis qu’autour d’elle, les eaux riaient dans un duo mêlé de la voix du ruisseau et de celle du vent. Anne avait toujours aimé ce ruisseau. Au fil des ans, elle avait tissé tant de rêves penchée sur ses eaux étincelantes.

Elle oublia ses prétendants languissants, les remarques corsées des voisins médisants et tous les problèmes de son existence de jeune fille. En imagination, elle parcourut les mers chargées ­d’histoires qui baignaient les rives lointaines et lumineuses de féeriques terres délaissées, où reposaient l’Atlantide engloutie et l’Élysée. Avec l’étoile du soir comme guide, elle naviguait vers la Terre du désir du cœur.

Et elle était plus épanouie dans ces rêves que dans la réalité, car si les choses visibles sont passagères, les invisibles sont éternelles.

Lucy Maud Montgomery

Anne de Green Gables

4. LE MATIN À GREEN GABLES

Il faisait grand jour lorsqu’Anne se réveilla. Un peu perdue, elle s’assit et fixa la fenêtre d’où se déversait un flot de lumière rosée et derrière laquelle quelque chose de blanc et vaporeux se balançait sur des esquisses de ciel bleu.

Pendant quelques instants, elle ne sut pas où elle était.

Elle fut d’abord parcourue d’un frisson délicieux, une sensation vraiment agréable – puis un horrible souvenir lui revint. Elle était à Green Gables, et on ne voulait pas d’elle parce qu’elle n’était pas un garçon !

Mais c’était le matin, et oui, c’était bien un cerisier en fleurs juste là-dehors. D’un bond, elle sortit du lit et traversa la pièce. Elle remonta le châssis de la fenêtre – il résista et craqua comme s’il n’avait pas été relevé depuis longtemps, ce qui était le cas – qui s’avéra tellement grippé qu’il tint tout seul une fois ouvert.

Anne s’agenouilla pour admirer cette belle matinée de juin, les yeux brillant de plaisir. N’était-ce pas magnifique ? N’était-ce pas un endroit merveilleux ? Même si elle ne restait pas, elle pourrait toujours s’en souvenir et imaginer qu’elle s’y trouvait. Il y avait ici tant de place pour l’imagination !

Un immense cerisier poussait à l’extérieur, si près de la maison que ses rameaux effleuraient la façade, et si chargé de fleurs qu’on ne distinguait plus une seule feuille. De chaque côté de la bâtisse s’étendait un grand verger, un planté de pommiers, et l’autre, tout aussi fleuri, de cerisiers ; et l’herbe à leurs pieds était constellée de pissenlits. Dans le jardin en contrebas, des lilas violets laissaient monter jusqu’à Anne leur enivrant parfum dans le vent matinal.

Après le jardin, un luxuriant champ de trèfle descendait jusqu’au vallon où courait le ruisseau et où des dizaines de bouleaux blancs s’élançaient vers le ciel depuis un sous-bois qui suggérait d’infinies possibilités parmi les fougères, les mousses et toutes ces choses que l’on trouve en forêt.

Au-delà, il y avait une colline verdoyante hérissée de sapins et d’épicéas, avec une trouée où perçait le pignon gris de la petite maison qu’Anne avait vue la veille en traversant le Lac scintillant.

Plus loin sur la gauche, il y avait d’imposantes granges, et derrière elles, après des champs en pente douce, un coin de mer bleue scintillait.

Anne, dont les yeux épris de beauté s’attardaient sur ce paysage, voulait tout retenir avec avidité. La pauvre enfant avait vu tellement d’endroits déplaisants dans sa vie, qu’elle n’avait jamais même rêvé d’un lieu aussi beau.

Elle était encore agenouillée, subjuguée par tant de splendeur, quand une main se posa sur son épaule et la ramena brusquement à la réalité. Marilla était entrée sans que la petite rêveuse l’ait entendue.

« Vous devriez déjà être habillée », dit-elle durement.

Marilla ne savait décidément pas parler aux enfants, et cette ignorance maladroite la rendait plus sèche et brusque qu’elle ne l’aurait voulu.

Anne se releva et prit une longue inspiration.

« Oh, n’est-ce pas merveilleux ? dit-elle en tendant sa main vers le monde parfait qui s’étendait là dehors.

— C’est un grand arbre, répondit Marilla. Il fleurit beaucoup, mais donne peu de cerises. Et encore, elles sont petites et pleines de vers.

— Je ne parle pas que de l’arbre. Bien sûr qu’il est charmant – il est radieusement charmant même, et il fleurit comme s’il y mettait toute sa volonté –, mais je parle de tout, du jardin, du verger, du ruisseau, des bois, du monde entier. N’avez-vous pas le sentiment, une matinée comme celle-ci, de tout aimer de cette Terre ? J’entends d’ici le rire du ruisseau. Avez-vous remarqué à quel point les ruisseaux sont gais ? Ils sont toujours en train de rire. Même en hiver quand ils sont sous la glace. Je suis si heureuse qu’il y en ait un à Green Gables. Peut-être pensez-vous que ça ne fait pas de différence puisque vous n’allez pas me garder, mais pourtant ça en fait une. Car même si je ne revois jamais Green Gables de ma vie, je me souviendrai avec bonheur qu’il y avait un ruisseau. S’il n’y en avait pas eu, toute ma vie j’aurais été hantée par la désagréable sensation qu’il aurait dû y en avoir un. Je ne suis plus au comble du désespoir ce matin. Je ne le suis jamais le matin. Les matins ne sont-ils pas des choses splendides ? Mais je suis très triste. Je me suis imaginé que c’était bien moi que vous vouliez finalement, et que je pouvais rester ici pour toujours, et j’étais heureuse tant que ça a duré. Le problème avec l’imagination, c’est que le moment vient toujours où il faut s’arrêter, et alors ça fait mal.

— Vous feriez mieux de vous habiller, de descendre et de ne pas vous laisser aller à rêvasser, dit Marilla dès qu’elle réussit à placer un mot. Le petit déjeuner vous attend.

Lavez-vous le visage et peignez vos cheveux. Laissez la fenêtre ouverte et défaites bien votre lit, retournez les draps comme il faut. Allez, dépêchez-vous. »

Visiblement, Anne était parfois capable de se dépêcher, car dix minutes plus tard elle était en bas, parfaitement ­habillée, ses cheveux brossés et tressés, le visage propre et la conscience tranquille à l’idée d’avoir fait tout ce que Marilla lui avait demandé. Ou presque, car elle avait oublié de retourner ses draps.

« J’ai vraiment faim ce matin, déclara-t-elle en s’asseyant sur la chaise que Marilla lui avait avancée. Le monde ne me paraît plus aussi hostile qu’il l’était hier soir. Je suis si heureuse que cette matinée soit ensoleillée. Cela dit, j’aime aussi les matinées pluvieuses. Tous les matins sont intéressants, vous ne croyez pas ? Comme on ne sait pas ce qui va se passer dans la journée, ça laisse beaucoup de place à l’imagination. Je suis quand même contente qu’il ne pleuve pas, car c’est plus simple d’être joyeux et de faire face à l’adversité par beau temps. Et je sens qu’aujourd’hui, je vais devoir surmonter beaucoup de choses. C’est facile de lire des histoires qui parlent de malheurs et de se dire qu’on les supporterait sans problème, mais ce n’est plus aussi facile quand les malheurs vous tombent dessus pour de bon, qu’en pensez-vous ?

— Par pitié, taisez-vous, dit Marilla. Vous parlez beaucoup trop pour une petite fille. »

Sur ce, Anne tint sa langue avec tant de docilité et d’application, que son retentissant silence rendit Marilla nerveuse, comme si la situation n’avait rien de normal. Matthew se taisait également – ça, au moins, c’était normal –, si bien que le petit déjeuner se déroula sans un bruit.

Peu à peu, Anne sembla comme s’éloigner, elle mangeait machinalement, ses grands yeux vides fixés sans vergogne sur le ciel bleu au-delà de la fenêtre. Cela rendit Marilla plus nerveuse encore ; elle avait la désagréable impression que si le corps de cette étrange petite fille était bien là, à table, son esprit, lui, planait loin, très loin, dans les hauteurs nuageuses, porté par les ailes de son imagination. Mais qui voudrait d’une enfant pareille chez soi ?

Et pourtant, chose incroyable, Matthew souhaitait la garder ! Marilla se rendit compte qu’il y tenait autant ce matin que la veille, et qu’il n’allait pas facilement renoncer. C’était son caractère ; lorsque Matthew avait une idée en tête, il s’y cramponnait avec une ténacité stupéfiante, et sa résolution était d’autant plus forte et efficace qu’elle se passait de mots.

Quand le repas fut terminé, Anne sortit de sa rêverie et proposa de laver la vaisselle.

« Vous savez faire la vaisselle correctement ? demanda Marilla avec méfiance.

— Plutôt bien, oui. Mais je suis plus douée avec les enfants. J’ai beaucoup d’expérience. C’est dommage qu’il n’y en ait pas ici, j’aurais pu m’en occuper.

— Je n’ai pas très envie d’avoir la charge d’autres enfants. Vous me suffisez amplement. Vous êtes un vrai problème, je ne sais vraiment pas quoi faire de vous. Matthew est insensé.

— Moi, je le trouve charmant, dit Anne avec une pointe de reproche. Il est tellement sympathique. Hier, ça ne le dérangeait pas que je parle beaucoup, on aurait même dit que ça lui plaisait. Dès que je l’ai vu, j’ai senti que nous étions des âmes sœurs.

— Vous êtes tous les deux bizarres, si c’est ce que vous voulez dire, répliqua Marilla en soupirant. Oui, occupez-vous de la vaisselle. Prenez beaucoup d’eau chaude et essuyez les assiettes comme il faut. J’ai bien assez de travail comme ça ce matin, car je vais devoir me rendre à White Sands cette après-midi pour voir Madame Spencer. Vous viendrez avec moi et nous déciderons de ce que nous allons faire de vous. Quand vous aurez fini de ranger la cuisine, remontez dans votre chambre et faites votre lit. »

Anne s’en sortit plutôt bien avec la vaisselle, comme put le constater Marilla qui la gardait à l’œil. Après ça, elle fit son lit avec moins de succès, car elle n’avait jamais appris l’art de lutter avec un édredon de plumes. Mais bon an mal an, elle ne s’en tira pas trop mal. Ensuite, pour ne pas l’avoir dans les jambes, Marilla l’envoya jouer dehors jusqu’à l’heure du déjeuner.

Anne se précipita vers la porte, le visage lumineux, les yeux brillants. Mais sur le seuil, elle s’arrêta net, se retourna, puis vint s’asseoir à table. En elle, toute lumière, tout éclat avaient soudain disparu, comme si quelqu’un les avait éteints d’un coup.

« Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Marilla.

— Je n’ose pas sortir, dit Anne sur le ton du martyr qui renonce à toutes les joies terrestres. Si je ne peux pas rester à Green Gables, ça ne sert à rien que j’apprenne à aimer cet endroit, et si je sors et que je fais connaissance avec les arbres, les fleurs, le ruisseau, je ne pourrai pas ne pas les aimer. C’est déjà assez pénible comme ça, je ne veux pas que ce soit pire. Je voudrais tant aller dehors. Tout semble m’appeler. “Anne, viens jouer avec nous, Anne…” Mais il ne faut pas. À quoi sert d’aimer quelque chose si vous savez qu’on doit vous l’arracher l’instant d’après ? C’est tellement difficile de ne pas aimer les choses, vous ne croyez pas ? C’est pour ça que j’étais si contente à l’idée de vivre ici, je me disais que j’aurais tant à aimer et rien pour m’en empêcher. Mais ce rêve a été bref et il est fini. Je me suis résignée à mon sort, c’est pour ça que je préfère ne pas sortir, de peur de devoir me dérésigner. Pourriez-vous me dire comment se nomme ce géranium sur le rebord de la fenêtre ?

— C’est un géranium pomme.

— Oh, je ne parlais pas d’un nom comme ça, je pensais

au nom que vous lui aviez donné, vous. Vous ne l’avez pas baptisé ? Est-ce que moi je peux ? Je voudrais… voyons voir… l’appeler “Bonny” tant que je suis ici ! C’est possible ? S’il vous plaît, s’il vous plaît…

— Bonté divine, ça m’est égal ! Mais qu’est-ce que ça veut dire de donner un nom à un géranium ?

— J’aime que les choses aient un nom bien à elles, même si ce ne sont que des géraniums. Ça les rapproche des gens. Comment savez-vous qu’un géranium ne se sent pas blessé d’être toujours appelé par le nom de son espèce ? Vous n’aimeriez pas qu’on vous appelle “femme” à tout bout de champ. Bonny, c’est très bien. Ce matin, j’ai baptisé le cerisier qui est devant la fenêtre de ma chambre, je l’ai appelé “Reine des neiges”, parce qu’elle est si blanche. Elle ne sera pas toujours en fleurs, bien sûr, mais je pourrai imaginer qu’elle l’est ! »

« De ma vie, je n’ai jamais rien vu ou entendu de semblable, rumina Marilla en allant chercher des pommes de terre à la cave. Ah ça, elle a quelque chose d’intéressant, comme dit Matthew. Je voudrais bien savoir ce qu’elle va encore inventer. Elle va m’ensorceler comme elle l’a fait avec lui !

Le regard qu’il m’a lancé en sortant ce matin ! Il n’a pas du tout changé d’avis. Ce serait plus simple s’il était comme tout le monde et qu’il laissait les choses sortir. Je pourrais au moins en parler avec lui et le faire renoncer. Mais comment on s’y prend avec quelqu’un qui se contente de vous regarder ? »

Quand Marilla revint de son pèlerinage à la cave, Anne, le menton dans la main et les yeux vers la fenêtre, était retournée à ses rêves. Marilla la laissa tranquille jusqu’à ce que le déjeuner fût sur la table.

« Je peux prendre la jument et l’attelage cette après-midi ? », demanda Marilla.

Matthew acquiesça en jetant sur Anne un regard plein de pitié. Sa sœur le remarqua et lâcha d’un ton renfrogné :

« Je vais aller à White Sands et régler le problème. Anne va venir avec moi. Madame Spencer prendra sans doute des dispositions pour la renvoyer en Nouvelle-Écosse sur-le-champ. Je vais te préparer ton thé et je serai de retour à temps pour traire les vaches. »

Matthew restait silencieux, et Marilla eut l’impression d’avoir gaspillé son souffle et ses mots. Il n’y a rien de plus exaspérant qu’un homme qui ne répond pas… Ah si !

Une femme qui ne répond pas.

Matthew attela la jument, et Marilla et Anne se mirent en route. Matthew ouvrit la barrière et, au moment où elles passaient lentement à sa hauteur, il lâcha, comme s’il ne s’adressait à personne en particulier : « Le petit Jerry Buote de Creek est venu ici ce matin, je lui ai dit que je pensais l’engager pour l’été. »

Marilla ne répondit pas, mais elle décocha à la pauvre jument un coup de fouet si sec que la grosse bête, qui n’était pas habituée à être traitée ainsi, se lança à toute allure dans un hennissement indigné. Et tandis que l’attelage cahotait sur le chemin, Marilla prit le temps de jeter un coup d’œil en arrière et constata que cet agaçant Matthew, appuyé à la barrière, les regardait mélancoliquement s’éloigner.