Lucy Maud Montgomery

Anne de Windy Willows

 

 

1.

(Courrier d’Anne Shirley, licenciée en lettres, proviseur du lycée de Summerside, adressé à Gilbert Blythe, étudiant en médecine à l’université de Redmond, Kingsport.)

Windy Willows

Spook’s Lane

Summerside, Île-du-Prince-Édouard

Lundi 12 septembre

TRÈS CHER,

Quelle adresse ! As-tu déjà entendu quelque chose d’aussi délicieux ? Windy Willows est le nom de mon nouveau chez-moi et je l’adore. Tout comme j’adore Spook’s Lane, qui n’a pas d’existence légale. Ce devrait être Trent Street, mais personne ne l’appelle comme ça hormis les rares fois où elle est mentionnée dans le Weekly Courier – et là, les gens se regardent et disent : « Mais où diable est-ce que ça peut être ? » C’est donc Spook’s Lane. Même si je ne saurais ­t’expliquer pourquoi. J’ai déjà posé la question à Rebecca Dew, mais tout ce qu’elle m’en a dit, c’est que ça a toujours été comme ça et que selon une vieille histoire, l’allée serait hantée. Pour autant, elle n’y a jamais rien vu de plus repoussant qu’elle-même.

Toutefois, je ne dois pas aller trop vite dans mon récit.

Tu ne connais pas encore Rebecca Dew. Mais ça viendra.

Oh, oui, ça viendra. Je pressens qu’elle va amplement figurer dans ma future correspondance.

C’est le couchant, très cher. (Au passage, tu ne trouves pas que couchant est un mot charmant ? Je le préfère au crépuscule. Il paraît si velouté et ténébreux et… touchant.) Le jour, j’appartiens au monde, la nuit, au sommeil et à l’éternité, mais au couchant, je me libère des deux et n’appartiens qu’à moi seule, et à toi. Alors je vais employer cette heure sacrée à t’écrire. Même si ça ne sera pas une lettre d’amour. J’ai une plume abîmée et je ne peux pas écrire de lettres d’amour avec une plume abîmée… ou qui est trop tatillonne ou trop émoussée. Tu ne recevras donc cette sorte de lettre que lorsque j’aurai la bonne plume. En attendant, je vais te parler de mon nouveau domicile et de ses habitantes. Gilbert, ce sont des anges.

Je suis arrivée hier pour chercher une pension. Madame Rachel Lynde m’accompagnait, soi-disant pour faire des courses mais en réalité, je le sais, pour choisir ma chambre. Malgré mon diplôme de Queen’s et ma licence de lettres, elle me prend encore pour un être inexpérimenté qui doit être guidé, chaperonné, surveillé.

Nous avons pris le train et oh, Gilbert, j’ai vécu la plus drôle des aventures. Tu sais que j’ai toujours été quelqu’un à qui les aventures arrivent sans le vouloir, on dirait presque que je les attire.

Ça s’est passé juste au moment où le train s’arrêtait en gare. Je me suis levée et, en me penchant pour prendre la valise de Madame Lynde – elle prévoyait de passer le dimanche chez une amie à Summerside –, je me suis appuyée de tout mon poids sur ce que je croyais être l’accoudoir lustré d’un siège. La seconde d’après, j’ai reçu une violente tape sur la main qui a failli me faire crier. Gilbert, ce que j’avais pris pour un accoudoir était le crâne chauve d’un voyageur. Il me lançait un regard furieux et venait manifestement de se réveiller. Je me suis lamentablement excusée et suis ­descendue du train le plus vite possible. Quand je l’ai aperçu pour la dernière fois, son terrible regard était toujours braqué sur moi. Madame Lynde était horrifiée, et ma main en est encore endolorie !

Je n’imaginais pas avoir de difficultés à trouver une pension, car une certaine Madame Tom Pringle hébergeait les proviseurs du lycée de Summerside depuis une quinzaine d’années. Mais, pour une raison inconnue, elle en a soudain eu assez de « s’embêter » et n’a pas voulu me prendre. D’autres pensions intéressantes m’ont donné une excuse polie. D’autres encore n’étaient pas du tout intéressantes. Nous avons parcouru la ville toute l’après-midi et fini par avoir chaud et être fatiguées et nous sentir déprimées et avoir mal à la tête – moi, du moins. J’étais prête à abandonner tant j’étais désespérée, et c’est là que Spook’s Lane est arrivé !

Nous étions passées voir Madame Braddock, une vieille connaissance de Madame Lynde. Et Madame Braddock a dit que « les veuves » me prendraient peut-être. « J’ai entendu dire qu’elles cherchent un pensionnaire pour les aider à payer Rebecca Dew. Elles n’ont plus les moyens de la garder sans une petite rentrée d’argent. Et si elle s’en va, qui va traire leur vieille vache rousse ? »

Madame Braddock m’a fixée d’un regard sévère, comme si elle pensait que je devrais traire la vache moi-même mais qu’elle ne m’en croyait pas capable, même si j’affirmais sous serment pouvoir le faire.

« De quelles veuves parle-t-on ? a demandé Madame Lynde.

— Mais de Tante Kate et Tante Chatty, enfin ! a répondu Madame Braddock, comme si tout le monde, même une idiote licenciée en lettres, devrait le savoir. Tante Kate est Madame MacComber – la veuve du Capitaine – et Tante Chatty est Madame MacLean, une veuve tout ce qu’il y a d’ordinaire. Mais on les appelle “tantes”. Elles habitent au bout de Spook’s Lane. »

Spook’s Lane ! C’était décidé. Je devais absolument loger là-bas.

« Allons les voir immédiatement », ai-je imploré Madame Lynde. J’avais l’impression que si nous perdions un seul instant, Spook’s Lane allait s’évaporer tel un véritable spectre et retourner au pays des fées.

« Vous pouvez toujours les voir, dit Madame Braddock, mais ce sera Rebecca qui décidera si elles vous prennent ou pas. Rebecca Dew fait la loi à Windy Willows, je peux vous l’affirmer. »

Windy Willows ! Ça ne pouvait être vrai… non, impossible. Je devais rêver. Et Madame Rachel Lynde qui était en train de dire que c’était un drôle de nom pour une maison.

« Oh, c’est le Capitaine MacComber qui l’a baptisée comme ça, a repris Madame Braddock. C’était sa maison, vous savez. Il a planté tous les saules pleureurs autour et il en était sacrément fier, même s’il était rarement là et quand il y était ne restait jamais longtemps. Tante Kate disait toujours que c’était embêtant, mais on n’a jamais su si elle parlait de la courte durée de ses séjours ou des séjours tout court. Enfin, Mademoiselle Shirley, j’espère que vous pourrez vous y installer. Rebecca Dew est une bonne cuisinière, voire un génie avec les pommes de terre. Si elle vous apprécie, vous serez comme un coq en pâte. Sinon, eh bien, elle ne vous appréciera pas, voilà tout. Il paraît qu’il y a un nouveau ­banquier en ville qui cherche une pension, et elle pourrait le préférer, lui. C’est un peu bizarre que Madame Tom Pringle n’ait pas voulu vous prendre. Cette ville est pleine de Pringle et de demi-Pringle. On les appelle « la Famille Royale » et vous devrez rentrer dans leurs bonnes grâces, Mademoiselle Shirley, sinon vous n’arriverez à rien au lycée. Ils dictent leur loi depuis toujours ici. Une rue a même été baptisée d’après le vieux Capitaine Pringle. Ils forment un véritable clan, et ce sont les deux vieilles dames de Maplehurst qui commandent la tribu. J’ai entendu dire qu’elles en avaient après vous.

— Mais pourquoi ?! ai-je lancé. Je ne suis personne pour eux.

— Eh bien, un de leurs cousins au troisième degré avait des vues sur le poste de proviseur, et ils pensent qu’il aurait dû l’avoir. Quand votre candidature a été acceptée, ils ont tous fulminé. Enfin, on ne change pas les gens. Il faut les prendre comme ils sont, vous savez. Les Pringle seront peut-être onctueux comme de la crème mais ils agiront contre vous chaque fois que ce sera possible. Je ne veux pas vous décourager mais une femme avertie en vaut deux. J’espère que vous réussirez, rien que pour les contrarier. Si les veuves vous prennent, ça ne vous dérangera pas de manger avec Rebecca Dew, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une domestique, vous comprenez. C’est une cousine éloignée du Capitaine. Elle ne se met pas à table quand il y a des invités, elle sait tout de même où est sa place, mais si vous êtes en pension, elle ne vous considérera pas comme une invitée, bien entendu. »

J’ai assuré à la soucieuse Madame Braddock que je serais ravie de manger avec Rebecca Dew et j’ai poussé Madame Lynde à partir sans ménagement. Je devais à tout prix devancer le banquier.

Madame Braddock nous a suivies à la porte.

« Et ne blessez pas l’amour-propre de Tante Chatty, d’accord ? Elle est tellement sensible, la pauvre. Vous comprenez, elle n’a pas autant d’argent que Tante Kate. Même si Tante Kate n’en a guère plus. Et puis Tante Kate aimait vraiment son mari, son mari à elle, je veux dire… mais pas Tante Chatty… je veux dire, elle n’aimait pas le sien. Pas étonnant ! Monsieur MacLean était un vieux grincheux. Elle pense que les gens lui en tiennent rigueur. Heureusement qu’on est samedi. Si on était vendredi Chatty n’envisagerait même pas de vous prendre. Vous auriez plutôt cru que Kate était la superstitieuse des deux, non ? Les marins sont souvent comme ça. Mais c’est plutôt Chatty, alors que son mari était charpentier. Elle était très jolie dans sa jeunesse, la pauvre. »

J’ai assuré Madame Braddock que l’amour-propre de Tante Chatty serait sacré pour moi, mais elle nous a néanmoins suivies dans l’allée.

« Kate et Chatty ne fouilleront jamais dans vos affaires quand vous n’êtes pas là. Elles sont très consciencieuses. Rebecca Dew pourrait, mais elle ne vous dénoncerait pas si elle trouvait quoi que ce soit. Et je ne me présenterais pas à la porte d’entrée si j’étais vous ! Elles ne s’en servent que pour les grandes occasions. Elle n’a pas dû être ouverte depuis l’enterrement du Capitaine. Essayez plutôt la petite sur le côté. Elles gardent la clé sous le pot de fleurs qui est sur le rebord de la fenêtre, donc s’il n’y a personne ouvrez et attendez-les à l’intérieur. Et surtout, ne complimentez pas le chat, parce que Rebecca Dew ne l’aime pas. »

J’ai promis de ne pas complimenter le chat et nous sommes enfin parties. Bientôt nous sommes arrivées à Spook’s Lane. C’était une allée très courte qui donnait sur la campagne, avec au loin une colline bleutée en splendide toile de fond. D’un côté, il n’y avait pas la moindre habitation et le terrain en pente descendait jusqu’au port, de l’autre, seulement trois maisons. La première était toute simple, il n’y avait rien à en dire. La suivante était un grand manoir imposant et sinistre en brique rouge et pierre taillée, avec un toit en fausse mansarde percé de lucarnes, une crête en fonte tout le long de son sommet plat, et tant d’épicéas et de sapins autour qu’on le distinguait à peine. Il devait faire affreu­sement sombre à l’intérieur. Et la troisième et dernière, c’était Windy Willows, pile dans le tournant, avec l’allée herbeuse passant devant et une vraie route de campagne, magnifique et ombragée, au-delà.

J’en suis aussitôt tombée amoureuse. Tu sais comment ­certaines maisons se gravent en toi au premier regard pour une raison que tu aurais du mal à définir. Windy Willows en fait partie. Je pourrais te décrire sa charpente de bois blanche – très blanche – avec ses volets verts – très verts –, sa « tour » à un angle et ses lucarnes de chaque côté, le muret la séparant de la rue avec des saules plantés le long qui poussent les uns à côté des autres, et son grand jardin à l’arrière où fleurs et légumes s’enchevêtrent divinement… mais tout ceci

ne saurait traduire son charme. En résumé, c’est une maison à la personnalité exquise et qui a comme un goût de Green Gables.

« Cet endroit est fait pour moi, il m’est prédestiné », ai-je dit avec ravissement.

Madame Lynde m’a regardée comme si elle se méfiait de la prédestination.

« Ce que j’en dis c’est que ça va te faire loin pour aller à pied au lycée, a-t-elle dit d’un air dubitatif.

— Ce n’est pas gênant. Ça me fera de l’exercice. Oh, regardez ce joli bosquet de bouleaux et d’érables de l’autre côté de la route. »

Madame Lynde a regardé mais a simplement dit :

« J’espère que tu ne seras pas embêtée par les moustiques.

— Moi non plus. Je les hais. Un seul peut me tenir autant surréveillée que la mauvaise conscience. »

J’étais contente de ne pas avoir à me présenter à la porte d’entrée. Elle paraissait si menaçante – grande, à double battant, en bois veiné et flanquée de vitraux rouges à fleurs – qu’on aurait dit qu’elle n’appartenait pas à la maison.

La petite porte verte sur le côté, que nous avons ralliée par un charmant chemin de pierres plates enfoncées à intervalles réguliers dans l’herbe, était bien plus accueillante. Ce sentier était bordé de massifs ordonnés et bien entretenus de rubans de bergère, cœurs de Marie, lys tigrés, œillets de poète, citronnelle, bouquets de mariée, marguerites rouges et blanches, et ce que Madame Lynde nomme des « languissantes ».

Bien sûr, toutes n’étaient pas en fleurs, mais on voyait qu’elles l’avaient été au bon moment et avec générosité. Il y avait des rosiers au fond du jardin, et entre Windy Willows et le sinistre manoir se trouvait un mur en briques envahi de vigne vierge, avec au milieu un treillage en forme de voûte au-dessus d’une porte d’un vert délavé. Elle aussi envahie, elle n’avait donc pas été ouverte depuis un certain temps.

En réalité, c’était une moitié de porte, sa partie supérieure étant une ouverture au travers de laquelle on pouvait ­apercevoir la jungle du jardin voisin.

Au moment de franchir le portail de Windy Willows, j’ai remarqué une petite touffe de trèfles près du sentier.

Une intuition m’a poussée à me pencher pour les observer. Me croiras-tu, Gilbert ? Là, sous mes yeux, il y avait trois trèfles à quatre feuilles ! En voilà un présage ! Même les Pringle ne pourraient pas lutter contre ça. J’étais certaine que le banquier n’avait plus la moindre chance.

La petite porte sur le côté était ouverte, il y avait mani­festement quelqu’un à la maison et nous n’avons pas eu à soulever le pot de fleurs. Nous avons frappé, et Rebecca Dew est arrivée. Nous savions que c’était elle parce que ça n’aurait pu être personne d’autre au monde, et personne d’autre au monde n’aurait pu porter son nom.

Rebecca Dew avait « la quarantaine » et si une tomate pouvait avoir des cheveux noirs s’échappant de son front, de petits yeux sombres et pétillants, un nez minuscule au bout protubérant et une simple fente en guise de bouche, elle lui ressemblerait beaucoup. Tout en elle était légèrement trop court – ses bras, ses jambes, son cou, son nez –, tout, sauf son sourire. Il était assez grand pour s’étendre d’une oreille à l’autre.

Mais à cet instant, elle ne souriait pas. Elle avait même un air maussade quand j’ai demandé à voir Madame ­MacComber.

« Vous voulez dire Madame le Capitaine MacComber ? a-t-elle précisé sur un ton de reproche, comme s’il y avait au moins une douzaine de Madame MacComber dans les parages.

— Oui », ai-je répondu avec docilité. Et nous avons été immédiatement conduites au salon et laissées là. C’était une petite pièce plutôt agréable, croulant un peu sous les têtières mais qui dégageait une atmosphère calme et chaleureuse que j’aimais bien. Chaque meuble avait sa place attitrée qu’il semblait occuper depuis des années. Et comme ils brillaient ! Aucune cire du commerce ne produit un lustre tel qu’on se reflète dedans. Je savais que c’était l’huile de coude de Rebecca Dew. Dans une bouteille sur le manteau de la cheminée, il y avait un trois-mâts toutes voiles dehors qui a grandement intéressé Madame Lynde. Elle ne voyait vraiment pas comment il avait pu entrer dans la bouteille, mais elle ­trouvait qu’il donnait à la pièce une ambiance « nautique ».

Les « veuves » sont arrivées. Elles m’ont plu aussitôt. Tante Kate est grande et mince, grisonnante, un peu sévère, exactement le genre de Marilla ; et Tante Chatty est petite, mince, grisonnante et un peu mélancolique. Elle a peut-être été très jolie dans sa jeunesse, mais il ne reste plus rien de sa beauté hormis ses yeux. Ils sont charmants, de grands yeux marron très doux.

J’ai expliqué la raison de ma venue et les veuves se sont regardées.

« Nous devons consulter Rebecca Dew, a dit Tante Chatty.

— Indubitablement », a ajouté Tante Kate.

Rebecca Dew a par conséquent été appelée de la cuisine. Le chat l’accompagnait, un gros maltais au poil soyeux et au poitrail blanc comme son collier. J’aurais bien aimé le caresser mais, me rappelant la mise en garde de Madame Braddock, je l’ai superbement ignoré.

Rebecca Dew m’a fixée sans l’ombre d’un sourire.

« Rebecca, a dit Tante Kate qui, je l’ai découvert depuis, ne se perd jamais en paroles inutiles, Mademoiselle Shirley désire loger ici. Je ne pense pas qu’on puisse la prendre.

— Et pourquoi pas ? a demandé Rebecca Dew.

— Cela te ferait trop de soucis, je le crains, a répondu Tante Chatty.

— Les soucis, j’y suis habituée », a répliqué Rebecca Dew.

On ne peut pas séparer le nom du prénom, Gilbert.

Et même si les veuves y arrivent, c’est impossible pour moi. Elles l’appellent Rebecca. Je ne sais pas comment elles font.

« Nous sommes plutôt vieilles pour supporter les allées et venues d’une jeune femme, a insisté Tante Chatty.

— Parlez pour vous ! a rétorqué Rebecca Dew. J’ai seulement quarante-cinq ans et encore toutes mes facultés. Et je pense que ce serait bien d’avoir un peu de sang neuf dans cette maison. Une fille vaudrait cent fois mieux qu’un garçon. Il fumerait jour et nuit, et nous brûlerait vives dans nos lits. Si vous devez prendre un pensionnaire, mon conseil ce serait de la prendre elle. Mais c’est votre maison. »

« Ayant ainsi parlé, elle disparut », ainsi que Homère aimait tant à le faire remarquer. Je savais que l’affaire était réglée mais Tante Chatty a insisté pour que je voie si la chambre me convenait.

« Nous vous donnerons celle de la tour, ma chère.

Elle n’est pas aussi grande que la chambre d’amis, mais elle a une évacuation pour y installer un poêle en hiver et une bien plus jolie vue. Elle donne sur le vieux cimetière. »

Je savais que j’allais l’adorer ; rien que son nom m’enchantait, « la chambre de la tour ». J’avais l’impression de vivre dans cette vieille chanson qu’on chantait à l’école d’Avonlea, sur la jeune vierge qui « habitait une haute tour au bord d’une mer grise ». Elle s’est avérée être la chambre la plus ravissante qui soit. Nous y sommes montées par une volée de marches partant du palier au premier. Elle était assez petite, mais pas autant que cette affreuse chambre qui avait été la mienne pendant ma première année à Redmond.

Elle possédait deux petites fenêtres : l’une, mansardée et orientée au nord, l’autre, une lucarne tournée vers l’ouest. Et dans l’angle de la tour, il y en avait une grande à trois panneaux s’ouvrant vers l’extérieur, avec des étagères en dessous pour mes livres. Le sol était couvert de tapis ronds tressés ; le grand lit était à baldaquin et avait un édredon en plumes « d’oie sauvage », il était si parfaitement lisse et plat que cela semblait presque dommage de le froisser en y dormant. Et, Gilbert, ce lit est si haut que je dois y grimper grâce à un drôle de petit marchepied qu’on range dessous dans la journée. Apparemment, le Capitaine MacComber a acheté l’ensemble dans quelque contrée « étrangère ».

Il y avait une charmante petite armoire dans un coin avec des étagères ornées de papier blanc festonné et des bouquets peints sur la porte. Il y avait un coussin rond et bleu sur la banquette avec un bouton piqué au centre qui lui donnait l’aspect d’un gros beignet bleu. Et il y avait une adorable table de toilette à deux niveaux – celui du haut juste assez grand pour une cuvette et une cruche bleu turquoise, et celui du bas pour un porte-savon et un pichet d’eau chaude.

Son petit tiroir était rempli de serviettes. Au-dessus, trônait sur une tablette une dame en porcelaine blanche, chaussée de porcelaine rose, ceinturée de porcelaine jaune, une rose rouge dans ses cheveux coiffés de porcelaine dorée.

La pièce entière était elle-même dorée par la lumière qui traversait les rideaux couleur maïs, et il y avait aux murs la tapisserie la plus singulière qui soit – une tapisserie vivante, frémissante, sans cesse changeante, faite des ombres mouvantes des pleureurs au-dehors. D’une certaine façon, la chambre paraissait si heureuse. J’avais l’impression de ­posséder tout ce que le monde a à offrir.

« Tu y seras surtout en sécurité, m’a dit Madame Lynde après notre départ.

— Je crois que je vais me sentir un peu contrainte après la liberté dont je disposais à la Maison de Patty, ai-je répondu pour la taquiner.

— La liberté, a-t-elle maugréé. La liberté ! Ne parle pas comme une Yankee, Anne. »

Je suis revenue aujourd’hui, avec mes bagages et possessions. Bien sûr, j’ai détesté dire au revoir à Green Gables. Peu importe combien de fois et pour combien de temps je le quitte, dès qu’il y a des vacances, j’en refais partie comme si jamais je ne m’étais absentée, et mon cœur est déchiré à l’idée de m’en être allée. Mais je sais que je vais aimer vivre ici.

Et que la maison m’aime aussi. Je sais toujours quand une maison m’aime ou non.

Les vues depuis mes fenêtres sont splendides, même le vieux cimetière entouré d’une rangée de sombres sapins et auquel on accède par un chemin sinueux bordé d’un muret. De ma lucarne, je vois tout le port jusqu’à de lointains rivages brumeux, avec ces chers petits voiliers que j’aime tant et les grands navires en partance pour « des escales inconnues » – quels mots fascinants ! Qui laissent tant de place à l’imagination ! De ma fenêtre au nord, je vois le bosquet de ­bouleaux et d’érables de l’autre côté de la route. Tu sais que j’ai toujours vénéré les arbres. Quand on étudiait Tennyson en littérature à Redmond, je compatissais toujours dou­loureusement au chagrin de cette pauvre Œnone, pleurant les pins qu’on lui avait ravis .

Au-delà du bosquet et du cimetière, il y a une adorable vallée avec le ruban rouge et brillant d’une route qui y serpente

et des maisons blanches qui la parsèment. Certaines vallées sont adorables, impossible de dire pourquoi. Le simple fait de les regarder procure du plaisir. Et au-delà encore, il y a ma colline bleutée. Je vais l’appeler le Roi des tempêtes, pour la « passion souveraine », etc.

Je peux être si seule là-haut quand j’en ai envie. Tu sais, c’est merveilleux de l’être une fois de temps en temps. Les vents seront mes amis. Ils vont gémir et soupirer et fredonner autour de ma tour. Les vents blancs de l’hiver, les vents verts du printemps, les vents bleus de l’été, les vents pourpres

de l’automne et ceux déchaînés en toutes saisons, « vents impétueux qui exécutez ses ordres ». Ce verset de la Bible m’a toujours enchantée – comme si chaque vent sans exception avait un message pour moi. J’ai toujours envié le garçonnet qui volait avec le vent du nord dans ce beau conte de George MacDonald . Une de ces nuits, Gilbert, j’ouvrirai ma fenêtre et je tomberai dans les bras du vent – et Rebecca Dew ne saura jamais pourquoi mon lit n’aura pas été défait ce soir-là.

Quand on trouvera « la maison de nos rêves », très cher, j’espère qu’il y aura des vents autour. Je me demande où elle est, cette maison inconnue. Le préfèrerai-je au clair de lune ou à l’aube, ce foyer futur où nous aurons de l’amour, de l’amitié et du travail – et quelques aventures amusantes pour égayer notre vieillesse ? La vieillesse ! Serons-nous vieux un jour, Gilbert ? Cela paraît impossible.

Par la gauche de la fenêtre, je vois les toits de la ville – cette ville où je vais vivre pendant au moins un an. Même si je ne les connais pas encore, des gens habitent ces maisons qui seront mes amis. Et peut-être mes ennemis. Car des individus de l’acabit des Pye, on en trouve partout, sous toutes sortes de noms, et je crois comprendre qu’ici il faut compter avec les Pringle. Les cours commencent demain. Je vais devoir enseigner la géométrie ! De toute façon, ça ne peut pas être pire que de l’apprendre. Je prie les cieux pour qu’il n’y ait pas de génie des mathématiques parmi les Pringle.

Je suis ici depuis seulement une demi-journée, mais j’ai l’impression d’avoir connu les veuves et Rebecca Dew toute ma vie. Elles m’ont déjà demandé de les appeler « tante » et je leur ai demandé de m’appeler « Anne ». J’ai appelé Rebecca Dew « Mademoiselle Dew », une fois.

« Mademoiselle quoi ?! s’est-elle exclamée.

— Dew, ai-je docilement répondu. Ce n’est pas votre nom ?

— C’est-à-dire que oui, mais ça fait si longtemps qu’on m’a pas appelée comme ça que ça m’a donné un sacré coup. Vous feriez mieux de pas recommencer, Mamzelle Shirley, vu comme je suis pas habituée.

— Je m’en souviendrai, Rebecca… Dew », ai-je dit, faisant de mon mieux pour laisser de côté le Dew mais sans succès.

Madame Braddock avait tout à fait raison de dire que Tante Chatty était sensible. Je l’ai découvert au dîner quand Tante Kate a parlé du « soixante-sixième anniversaire de Chatty ». Il se trouve que je regardais cette dernière et j’ai vu qu’elle avait non pas éclaté en sanglots, ce qui serait un peu trop explosif pour décrire son numéro : elle a simplement débordé. Les larmes sont montées dans ses grands yeux marron et ont coulé, sans effort et sans bruit.

« Qu’y a-t-il encore, Chatty ? a demandé Tante Kate d’un air plutôt renfrogné.

— C’était… c’était seulement mon soixante-cinquième anniversaire.

— Je te demande pardon, Charlotte », a dit Tante Kate, et le soleil est revenu dans la maison.

Le chat est un superbe matou aux yeux d’or, à l’élégant pelage gris cendré et à l’hygiène irréprochable. Tante Kate et Tante Chatty l’appellent « Dusty Miller », parce que c’est son nom, alors que Rebecca Dew l’appelle « ce chat » parce qu’elle ne l’aime pas et n’aime pas non plus devoir lui donner cinquante grammes de foie matin et soir, enlever ses poils du fauteuil du salon avec une vieille brosse à dents chaque fois qu’il s’est faufilé à l’intérieur et le chercher partout dehors quand il ne revient pas la nuit.

« Rebecca a toujours détesté les chats, m’a dit Tante Chatty, et Dusty en particulier. Il y a deux ans, le chien de la vieille Madame Campbell – elle en avait un à l’époque – nous l’a amené dans sa gueule. Il a dû se dire que cela ne servait à rien de l’offrir à sa maîtresse. Si vous aviez vu ce pauvre, pauvre petit chaton, mouillé et mort de froid, avec ses petits os lui transperçant presque la peau. Un cœur de pierre se serait laissé attendrir. Alors Kate et moi l’avons adopté, mais Rebecca ne nous a jamais vraiment pardonnées.

Nous n’avons pas été très diplomates cette fois-là. Nous aurions dû refuser. Je ne sais pas si vous avez remarqué, a ajouté Tante Chatty en jetant un regard prudent vers la porte entre la salle à manger et la cuisine, la façon dont nous nous y prenons avec Rebecca. »

J’avais remarqué, et c’était magnifique à voir. Summerside et Rebecca Dew pensent peut-être que c’est elle qui fait la loi à la maison mais les veuves savent bien que ce n’est pas tout à fait le cas.

« Nous ne voulions pas prendre le banquier. Un jeune homme aurait été si perturbant, et nous nous serions tant inquiétées s’il n’était pas régulièrement allé à l’église.

Mais nous avons fait semblant que si et Rebecca Dew n’a tout bonnement pas voulu en entendre parler. Je suis si contente que ce soit vous, ma chère. Je suis certaine que ce sera très agréable de cuisiner pour quelqu’un comme vous. J’espère que vous nous apprécierez toutes. Rebecca a d’excellentes qualités. Elle n’était pas aussi méticuleuse à son arrivée, il y a quinze ans. Une fois Kate a dû écrire son nom en travers du miroir du salon pour lui montrer la poussière. Mais nous n’avons jamais eu à le refaire. Rebecca sait comprendre une allusion. J’espère que vous trouverez votre chambre confortable, ma chère. Vous pouvez laisser la fenêtre ouverte la nuit. Kate est contre l’air nocturne mais elle sait que les pensionnaires doivent avoir certains privilèges. Elle et moi dormons dans la même chambre et nous nous sommes arrangées de sorte qu’une nuit la fenêtre est fermée pour elle et la suivante elle est ouverte pour moi. On peut toujours régler les petits problèmes ainsi, vous ne pensez pas ? Vouloir, c’est pouvoir. Ne vous affolez pas si vous entendez Rebecca rôder la nuit dans la maison. Elle entend tout le temps des bruits et se lève pour enquêter. À mon avis, c’est pour cela qu’elle ne voulait pas du banquier. Elle avait peur de tomber sur lui en chemise de nuit. J’espère que cela ne vous dérangera pas que Kate parle peu. C’est son caractère, c’est tout.

Alors qu’elle aurait tant à dire ; elle a voyagé aux quatre coins du monde avec le Capitaine dans sa jeunesse. J’aimerais avoir autant de sujets de conversation qu’elle, mais je n’ai jamais quitté l’Île-du-Prince-Édouard. Je me suis souvent demandé pourquoi les choses étaient ainsi faites, moi qui adore parler, je n’ai rien à dire, et Kate qui a tout à dire, n’aime pas parler. Je suppose que la Providence est la mieux placée pour juger. »

Même si Tante Chatty porte bien son nom, elle ne m’a pas raconté tout ça d’un trait. J’ai pu placer une ou deux remarques lorsque c’était approprié, mais elles ne valaient pas la peine d’être rapportées.

Les veuves ont une vache qu’elles font paître dans le pré de Monsieur Hamilton plus loin sur la route, et Rebecca Dew va là-bas pour la traire. Il y a toujours de la crème et j’ai cru comprendre que Rebecca Dew faisait passer un verre de lait frais par la demi-porte à « La Femme » de Madame Campbell matin et soir. Le lait est pour « la petite Elizabeth », qui doit en boire sur ordre du médecin. Qui est La Femme ? Qui est la petite Elizabeth ? C’est ce que je dois encore découvrir. Madame Campbell est la propriétaire et occupante de la forteresse voisine, le manoir qu’on appelle « Evergreens ».

Je ne m’attends pas à dormir cette nuit ; je ne dors jamais la première nuit dans un lit inhabituel et c’est le lit le plus inhabituel qui soit. Mais ça ne me dérange pas. J’ai toujours adoré la nuit et je vais aimer rester éveillée pour réfléchir à la vie passée, présente et à venir. Surtout à venir.

Cette lettre est sans pitié, Gilbert. Je ne t’en infligerai plus d’aussi longue. Mais je tenais à tout te raconter, pour que tu puisses imaginer mon nouvel environnement par toi-même. Je la termine maintenant, car loin au-dessus du port, la lune est en train de « plonger dans le pays des ombres » . Je dois encore écrire à Marilla. Sa lettre arrivera à Green Gables après-demain et Davy la ramènera du bureau de poste,

et Dora et lui s’attrouperont autour de Marilla quand elle la décachettera, et Madame Lynde ouvrira grand ses oreilles… Oh… oh… oh… Ça m’a rendue nostalgique. Bonne nuit, très cher, de la part de celle qui est maintenant et pour toujours,

Affectueusement tienne,

ANNE SHIRLEY

Lucy Maud Montgomery

Anne de Green Gables

4. LE MATIN À GREEN GABLES

Il faisait grand jour lorsqu’Anne se réveilla. Un peu perdue, elle s’assit et fixa la fenêtre d’où se déversait un flot de lumière rosée et derrière laquelle quelque chose de blanc et vaporeux se balançait sur des esquisses de ciel bleu.

Pendant quelques instants, elle ne sut pas où elle était.

Elle fut d’abord parcourue d’un frisson délicieux, une sensation vraiment agréable – puis un horrible souvenir lui revint. Elle était à Green Gables, et on ne voulait pas d’elle parce qu’elle n’était pas un garçon !

Mais c’était le matin, et oui, c’était bien un cerisier en fleurs juste là-dehors. D’un bond, elle sortit du lit et traversa la pièce. Elle remonta le châssis de la fenêtre – il résista et craqua comme s’il n’avait pas été relevé depuis longtemps, ce qui était le cas – qui s’avéra tellement grippé qu’il tint tout seul une fois ouvert.

Anne s’agenouilla pour admirer cette belle matinée de juin, les yeux brillant de plaisir. N’était-ce pas magnifique ? N’était-ce pas un endroit merveilleux ? Même si elle ne restait pas, elle pourrait toujours s’en souvenir et imaginer qu’elle s’y trouvait. Il y avait ici tant de place pour l’imagination !

Un immense cerisier poussait à l’extérieur, si près de la maison que ses rameaux effleuraient la façade, et si chargé de fleurs qu’on ne distinguait plus une seule feuille. De chaque côté de la bâtisse s’étendait un grand verger, un planté de pommiers, et l’autre, tout aussi fleuri, de cerisiers ; et l’herbe à leurs pieds était constellée de pissenlits. Dans le jardin en contrebas, des lilas violets laissaient monter jusqu’à Anne leur enivrant parfum dans le vent matinal.

Après le jardin, un luxuriant champ de trèfle descendait jusqu’au vallon où courait le ruisseau et où des dizaines de bouleaux blancs s’élançaient vers le ciel depuis un sous-bois qui suggérait d’infinies possibilités parmi les fougères, les mousses et toutes ces choses que l’on trouve en forêt.

Au-delà, il y avait une colline verdoyante hérissée de sapins et d’épicéas, avec une trouée où perçait le pignon gris de la petite maison qu’Anne avait vue la veille en traversant le Lac scintillant.

Plus loin sur la gauche, il y avait d’imposantes granges, et derrière elles, après des champs en pente douce, un coin de mer bleue scintillait.

Anne, dont les yeux épris de beauté s’attardaient sur ce paysage, voulait tout retenir avec avidité. La pauvre enfant avait vu tellement d’endroits déplaisants dans sa vie, qu’elle n’avait jamais même rêvé d’un lieu aussi beau.

Elle était encore agenouillée, subjuguée par tant de splendeur, quand une main se posa sur son épaule et la ramena brusquement à la réalité. Marilla était entrée sans que la petite rêveuse l’ait entendue.

« Vous devriez déjà être habillée », dit-elle durement.

Marilla ne savait décidément pas parler aux enfants, et cette ignorance maladroite la rendait plus sèche et brusque qu’elle ne l’aurait voulu.

Anne se releva et prit une longue inspiration.

« Oh, n’est-ce pas merveilleux ? dit-elle en tendant sa main vers le monde parfait qui s’étendait là dehors.

— C’est un grand arbre, répondit Marilla. Il fleurit beaucoup, mais donne peu de cerises. Et encore, elles sont petites et pleines de vers.

— Je ne parle pas que de l’arbre. Bien sûr qu’il est charmant – il est radieusement charmant même, et il fleurit comme s’il y mettait toute sa volonté –, mais je parle de tout, du jardin, du verger, du ruisseau, des bois, du monde entier. N’avez-vous pas le sentiment, une matinée comme celle-ci, de tout aimer de cette Terre ? J’entends d’ici le rire du ruisseau. Avez-vous remarqué à quel point les ruisseaux sont gais ? Ils sont toujours en train de rire. Même en hiver quand ils sont sous la glace. Je suis si heureuse qu’il y en ait un à Green Gables. Peut-être pensez-vous que ça ne fait pas de différence puisque vous n’allez pas me garder, mais pourtant ça en fait une. Car même si je ne revois jamais Green Gables de ma vie, je me souviendrai avec bonheur qu’il y avait un ruisseau. S’il n’y en avait pas eu, toute ma vie j’aurais été hantée par la désagréable sensation qu’il aurait dû y en avoir un. Je ne suis plus au comble du désespoir ce matin. Je ne le suis jamais le matin. Les matins ne sont-ils pas des choses splendides ? Mais je suis très triste. Je me suis imaginé que c’était bien moi que vous vouliez finalement, et que je pouvais rester ici pour toujours, et j’étais heureuse tant que ça a duré. Le problème avec l’imagination, c’est que le moment vient toujours où il faut s’arrêter, et alors ça fait mal.

— Vous feriez mieux de vous habiller, de descendre et de ne pas vous laisser aller à rêvasser, dit Marilla dès qu’elle réussit à placer un mot. Le petit déjeuner vous attend.

Lavez-vous le visage et peignez vos cheveux. Laissez la fenêtre ouverte et défaites bien votre lit, retournez les draps comme il faut. Allez, dépêchez-vous. »

Visiblement, Anne était parfois capable de se dépêcher, car dix minutes plus tard elle était en bas, parfaitement ­habillée, ses cheveux brossés et tressés, le visage propre et la conscience tranquille à l’idée d’avoir fait tout ce que Marilla lui avait demandé. Ou presque, car elle avait oublié de retourner ses draps.

« J’ai vraiment faim ce matin, déclara-t-elle en s’asseyant sur la chaise que Marilla lui avait avancée. Le monde ne me paraît plus aussi hostile qu’il l’était hier soir. Je suis si heureuse que cette matinée soit ensoleillée. Cela dit, j’aime aussi les matinées pluvieuses. Tous les matins sont intéressants, vous ne croyez pas ? Comme on ne sait pas ce qui va se passer dans la journée, ça laisse beaucoup de place à l’imagination. Je suis quand même contente qu’il ne pleuve pas, car c’est plus simple d’être joyeux et de faire face à l’adversité par beau temps. Et je sens qu’aujourd’hui, je vais devoir surmonter beaucoup de choses. C’est facile de lire des histoires qui parlent de malheurs et de se dire qu’on les supporterait sans problème, mais ce n’est plus aussi facile quand les malheurs vous tombent dessus pour de bon, qu’en pensez-vous ?

— Par pitié, taisez-vous, dit Marilla. Vous parlez beaucoup trop pour une petite fille. »

Sur ce, Anne tint sa langue avec tant de docilité et d’application, que son retentissant silence rendit Marilla nerveuse, comme si la situation n’avait rien de normal. Matthew se taisait également – ça, au moins, c’était normal –, si bien que le petit déjeuner se déroula sans un bruit.

Peu à peu, Anne sembla comme s’éloigner, elle mangeait machinalement, ses grands yeux vides fixés sans vergogne sur le ciel bleu au-delà de la fenêtre. Cela rendit Marilla plus nerveuse encore ; elle avait la désagréable impression que si le corps de cette étrange petite fille était bien là, à table, son esprit, lui, planait loin, très loin, dans les hauteurs nuageuses, porté par les ailes de son imagination. Mais qui voudrait d’une enfant pareille chez soi ?

Et pourtant, chose incroyable, Matthew souhaitait la garder ! Marilla se rendit compte qu’il y tenait autant ce matin que la veille, et qu’il n’allait pas facilement renoncer. C’était son caractère ; lorsque Matthew avait une idée en tête, il s’y cramponnait avec une ténacité stupéfiante, et sa résolution était d’autant plus forte et efficace qu’elle se passait de mots.

Quand le repas fut terminé, Anne sortit de sa rêverie et proposa de laver la vaisselle.

« Vous savez faire la vaisselle correctement ? demanda Marilla avec méfiance.

— Plutôt bien, oui. Mais je suis plus douée avec les enfants. J’ai beaucoup d’expérience. C’est dommage qu’il n’y en ait pas ici, j’aurais pu m’en occuper.

— Je n’ai pas très envie d’avoir la charge d’autres enfants. Vous me suffisez amplement. Vous êtes un vrai problème, je ne sais vraiment pas quoi faire de vous. Matthew est insensé.

— Moi, je le trouve charmant, dit Anne avec une pointe de reproche. Il est tellement sympathique. Hier, ça ne le dérangeait pas que je parle beaucoup, on aurait même dit que ça lui plaisait. Dès que je l’ai vu, j’ai senti que nous étions des âmes sœurs.

— Vous êtes tous les deux bizarres, si c’est ce que vous voulez dire, répliqua Marilla en soupirant. Oui, occupez-vous de la vaisselle. Prenez beaucoup d’eau chaude et essuyez les assiettes comme il faut. J’ai bien assez de travail comme ça ce matin, car je vais devoir me rendre à White Sands cette après-midi pour voir Madame Spencer. Vous viendrez avec moi et nous déciderons de ce que nous allons faire de vous. Quand vous aurez fini de ranger la cuisine, remontez dans votre chambre et faites votre lit. »

Anne s’en sortit plutôt bien avec la vaisselle, comme put le constater Marilla qui la gardait à l’œil. Après ça, elle fit son lit avec moins de succès, car elle n’avait jamais appris l’art de lutter avec un édredon de plumes. Mais bon an mal an, elle ne s’en tira pas trop mal. Ensuite, pour ne pas l’avoir dans les jambes, Marilla l’envoya jouer dehors jusqu’à l’heure du déjeuner.

Anne se précipita vers la porte, le visage lumineux, les yeux brillants. Mais sur le seuil, elle s’arrêta net, se retourna, puis vint s’asseoir à table. En elle, toute lumière, tout éclat avaient soudain disparu, comme si quelqu’un les avait éteints d’un coup.

« Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Marilla.

— Je n’ose pas sortir, dit Anne sur le ton du martyr qui renonce à toutes les joies terrestres. Si je ne peux pas rester à Green Gables, ça ne sert à rien que j’apprenne à aimer cet endroit, et si je sors et que je fais connaissance avec les arbres, les fleurs, le ruisseau, je ne pourrai pas ne pas les aimer. C’est déjà assez pénible comme ça, je ne veux pas que ce soit pire. Je voudrais tant aller dehors. Tout semble m’appeler. “Anne, viens jouer avec nous, Anne…” Mais il ne faut pas. À quoi sert d’aimer quelque chose si vous savez qu’on doit vous l’arracher l’instant d’après ? C’est tellement difficile de ne pas aimer les choses, vous ne croyez pas ? C’est pour ça que j’étais si contente à l’idée de vivre ici, je me disais que j’aurais tant à aimer et rien pour m’en empêcher. Mais ce rêve a été bref et il est fini. Je me suis résignée à mon sort, c’est pour ça que je préfère ne pas sortir, de peur de devoir me dérésigner. Pourriez-vous me dire comment se nomme ce géranium sur le rebord de la fenêtre ?

— C’est un géranium pomme.

— Oh, je ne parlais pas d’un nom comme ça, je pensais

au nom que vous lui aviez donné, vous. Vous ne l’avez pas baptisé ? Est-ce que moi je peux ? Je voudrais… voyons voir… l’appeler “Bonny” tant que je suis ici ! C’est possible ? S’il vous plaît, s’il vous plaît…

— Bonté divine, ça m’est égal ! Mais qu’est-ce que ça veut dire de donner un nom à un géranium ?

— J’aime que les choses aient un nom bien à elles, même si ce ne sont que des géraniums. Ça les rapproche des gens. Comment savez-vous qu’un géranium ne se sent pas blessé d’être toujours appelé par le nom de son espèce ? Vous n’aimeriez pas qu’on vous appelle “femme” à tout bout de champ. Bonny, c’est très bien. Ce matin, j’ai baptisé le cerisier qui est devant la fenêtre de ma chambre, je l’ai appelé “Reine des neiges”, parce qu’elle est si blanche. Elle ne sera pas toujours en fleurs, bien sûr, mais je pourrai imaginer qu’elle l’est ! »

« De ma vie, je n’ai jamais rien vu ou entendu de semblable, rumina Marilla en allant chercher des pommes de terre à la cave. Ah ça, elle a quelque chose d’intéressant, comme dit Matthew. Je voudrais bien savoir ce qu’elle va encore inventer. Elle va m’ensorceler comme elle l’a fait avec lui !

Le regard qu’il m’a lancé en sortant ce matin ! Il n’a pas du tout changé d’avis. Ce serait plus simple s’il était comme tout le monde et qu’il laissait les choses sortir. Je pourrais au moins en parler avec lui et le faire renoncer. Mais comment on s’y prend avec quelqu’un qui se contente de vous regarder ? »

Quand Marilla revint de son pèlerinage à la cave, Anne, le menton dans la main et les yeux vers la fenêtre, était retournée à ses rêves. Marilla la laissa tranquille jusqu’à ce que le déjeuner fût sur la table.

« Je peux prendre la jument et l’attelage cette après-midi ? », demanda Marilla.

Matthew acquiesça en jetant sur Anne un regard plein de pitié. Sa sœur le remarqua et lâcha d’un ton renfrogné :

« Je vais aller à White Sands et régler le problème. Anne va venir avec moi. Madame Spencer prendra sans doute des dispositions pour la renvoyer en Nouvelle-Écosse sur-le-champ. Je vais te préparer ton thé et je serai de retour à temps pour traire les vaches. »

Matthew restait silencieux, et Marilla eut l’impression d’avoir gaspillé son souffle et ses mots. Il n’y a rien de plus exaspérant qu’un homme qui ne répond pas… Ah si !

Une femme qui ne répond pas.

Matthew attela la jument, et Marilla et Anne se mirent en route. Matthew ouvrit la barrière et, au moment où elles passaient lentement à sa hauteur, il lâcha, comme s’il ne s’adressait à personne en particulier : « Le petit Jerry Buote de Creek est venu ici ce matin, je lui ai dit que je pensais l’engager pour l’été. »

Marilla ne répondit pas, mais elle décocha à la pauvre jument un coup de fouet si sec que la grosse bête, qui n’était pas habituée à être traitée ainsi, se lança à toute allure dans un hennissement indigné. Et tandis que l’attelage cahotait sur le chemin, Marilla prit le temps de jeter un coup d’œil en arrière et constata que cet agaçant Matthew, appuyé à la barrière, les regardait mélancoliquement s’éloigner.