Earl Thompson
Extrait de
Comprendre sa douleur
Décembre 1953
Le vieillard était mourant.
Mourant dans un mobil-home de bric et de broc parqué dans une ruelle sans nom au milieu du quartier nègre de Wichita:; un vieil homme blanc:; un brave type arrivé au bout de son chemin, qui se mourait aussi anonymement qu’il avait vécu.
Comme n’importe quel autre pauvre hère mourant de mort naturelle n’importe où sur cette planète. Aussi anonyme qu’ait pu être son existence, c’était bien sa pauvreté qui d’une certaine façon rendait aussi universelles qu’intemporelles ses qualités profondes.
Dans la ruelle soufflaient par intermittence des tourbillons de neige, aspirés par les espaces entre les maisons déglinguées dont les façades donnaient sur la rue transversale.
Rares étaient celles qui n’avaient pas au moins une ou deux fenêtres obstruées de carton à la place des vitres. Pour les habitants de ces lieux, deux guerres étaient passées par là sans pour autant mettre fin à la Grande Dépression.
Quelle chierie d’avoir à vivre et à mourir dans un endroit pareil. Ou même d’avoir à y mettre les pieds, ne serait-ce qu’un moment. N’importe quelle caserne pourrie aurait été préférable à ça. Les affres d’une guerre interminable auraient été préférables à une telle pauvreté.
Ou pas.
Carlson en avait eu la certitude. Mais là, il s’était mis à douter.
Car chez ce vieil homme, son grand-père, il percevait une intégrité que jamais il n’avait ressentie aussi clairement chez qui que ce soit d’autre, ni même chez lui, d’ailleurs.
Peu importe, finalement, qu’aucune des paroles de cet homme, de toute sa vie, n’ait jamais vraiment été conforme aux faits:; quelque part, tout ce qu’il avait pu dire était la vérité.
Il y avait chez lui une intégrité qui transcendait fantasmes, dogmes et vanités (oui, même pauvre comme Job, ce vieil homme était aussi fier qu’un aristocrate en exil).
Cette intégrité, elle transcendait les frustrations, les échecs en cascade, les rêves qui avaient fait naufrage, la rage, la vieillesse et, à présent, la mort. Son visage était digne d’être gravé sur de vraies pièces – à l’époque où les nickels avaient des têtes d’Indiens et étaient en vrai nickel.
Et pourtant, avec un peu de recul, on pouvait objectivement prendre ce vieil homme pour un fou:; qui plus est un fou du genre rapiat, indifférent, grossier, peut-être même parasite et jamais content:; un fou qui ne voit aucun problème à laisser son éternelle martyre d’épouse pourvoir au nécessaire, et ce depuis toujours dans les souvenirs de Carlson. Et un homme qui ne voit pas non plus de problème à aller pisser dans le seul évier de la maison s’il ne se sent pas d’aller dehors.
Mais Bon Dieu, c’était quoi, alors:?
Un sens de l’humour, et ce en dépit de tout. Une intelligence. Un refus obstiné de se laisser utiliser, même au prix de laisser d’autres êtres moins têtes de mule se crever la paillasse pour lui permettre sa fierté.
Oui, il y avait bien chez le vieil homme cette sorte d’insensibilité cruelle.
Un jour, quand il était gamin, Carlson avait esquissé un portrait au crayon de son grand-père. Le résultat était stupéfiant:: un croisement entre Thomas Jefferson et Andrew Jackson. C’est l’institutrice qui avait fait remarquer la ressemblance.
Au bout du compte, tout chez ce vieil homme – attitude, posture, manières et volonté profonde –, tout respirait la générosité, la magnanimité, la bravoure.
Et voilà qu’aujourd’hui, il agonisait d’un cancer à l’estomac dans une ruelle insalubre d’un quartier pauvre, où des chiens affamés, tremblants de froid, passaient furtivement à l’arrière de garages en béton brut en soufflant de petits nuages de vapeur, queue au ras du sol pour protéger leur trou du cul de la morsure des vents d’hiver.
J’ai rasé des quartiers moins pourris que ça, se disait Carlson.
Quand la belle-fille du vieil homme avait téléphoné pour prendre de ses nouvelles, son épouse avait répondu en chuchotant, le pensant endormi, articulant d’une façon telle que Carlson entendait son dentier mal ajusté qui claquait. Ces fausses dents avaient-elles jamais été ajustées:? Pas dans ses souvenirs. Mais ce qu’il savait, c’est que sa grand-mère l’avait payé vingt-cinq dollars, et avait dû l’acheter à crédit.
J’ai tué des vieux plus en forme et plus heureux que ceux-là, pensa-t-il.
«:Le docteur peut pas dire, Helen, chuchotait la vieille.Ça peut être d’un moment à l’autre, maintenant. Je sais pas. Il souffre tellement, ça serait un soulagement, je pense.Oui, vraiment. C’est si dur. Je pourrai pas supporter ça plus longtemps, moi non plus. Il faut qu’y ait quelqu’un qui reste toute la nuit près de lui. C’est redevenu un bébé, tu sais.Y peut plus se contrôler du tout. Jarl est là. Oui. Il est arrivé l’autre soir. Ça m’a permis de sortir un peu m’occuper de mes affaires. J’avais tout laissé tomber. Oui, je suis allée à l’église, hier soir. Ça m’a fait du bien, je crois…:»
Et puis, voyant que le vieil homme, allongé sur le divan étroit qui avait servi de lit à Carlson quand il habitait avec eux dans le mobil-home, était réveillé et la fixait, elle éleva la voix et prit un ton enjoué.
«:Papa, c’est Helen:! Elle voudrait savoir ce que tu veux pour Noël.:»
Les traits du vieux étaient encore plus marqués maintenant que la peau était tendue à l’extrême sur ses os saillants.
«:Dis-lui que j’serai pas là, à Noël:», aboya-t-il avant de se tourner sur le côté. Il plongea les mains entre ses cuisses décharnées sous les couvertures, et resta les yeux rivés à la flamme qui brûlait dans le poêle à gaz auprès duquel Carlson était assis sur une chaise, feuilletant le journal du soir.
«:Oh, il est arrivé en voiture. Oui, oui, il a fait la route depuis le Missouri, poursuivait la vieille dame au téléphone. Il a une Ford modèle 51. Il est arrivé directement de son poste à l’armée. Oui, ça me facilite bien la vie, depuis qu’il est là. Il reste avec lui, ça a pas l’air de l’embêter. Même que, depuis qu’il est arrivé, il a appelé aucun de ses anciens copains. Peut-être qu’il grandit. Mais moi, j’espérais qu’en rentrant de Corée il allait s’installer pour de bon et faire quelque chose de sa vie. Il va peut-être même pas rester dans l’armée,qu’il dit. Je comprends rien à ce qu’il cherche à faire. Mais bon, comme je dis des fois, je comprends plus rien à rien, maintenant… Ok, je vais lui dire. Allez, au revoir.:»
Elle raccrocha et resta debout, immobile, réfléchissant un moment comme si elle essayait de se souvenir de quelque chose. Ses doigts tripotaient machinalement le col de sa robe. Et puis, y renonçant, elle lança:: «:Zut:!
— Qu’est-ce qui se passe:? demanda Carlson.
— Oh, rien, c’est juste qu’y a quelque chose que je voulais me rappeler, ou faire, et j’arrive pas à… Helen te donne le bonjour, mais c’est pas ça. Ils sont contents de pouvoir te voir à Noël. Tu feras la connaissance de la femme de ton cousin Sam. Ils ont un petit garçon maintenant, et un autre qui arrive. Quel chenapan, celui-là. Têtu, la tête aussi dure que Sam, et Sam, y ressemble de plus en plus à son grand-père.:»
Carlson ressentit un pincement familier de jalousie. Jamais personne n’avait dit de lui qu’il ressemblait au vieux. Le vieux, c’était le mètre étalon auquel on mesurait tous les hommes de la famille.
Dans le temps, il avait détourné à lui tout seul un troupeau de bovins en panique sur la Piste Chisholm, avait été adjoint du marshal de Dodge City à l’époque où la ville était un terminus ferroviaire pour les conducteurs de bétail, et n’avait jamais eu à tirer sur quelqu’un.
Il s’était fait capturer par le gang Doolin, originaire d’Oklahoma, dont il était resté plusieurs jours prisonnier. Il les avait tous battus au pitch à quatre mains, leur avait boulotté leurs provisions – bacon, fayots et biscuits –, à tel point qu’ils avaient fini par le relâcher contre la promesse de leur laisser une journée d’avance. Comme ils n’avaient rien fait à Dodge ou dans les environs qui méritait une arrestation, le vieux avait décidé que ces types valaient mieux que la plupart des banquiers, avocats et autres hommes d’affaires de la ville.
Alors il était rentré au triple galop pour rendre son étoile avant de partir vers Rocky Ford s’acheter un lopin de terre. Enfin, en tout cas, c’était en gros comme ça qu’il racontait l’histoire.
«:Sam, lui, il aimait peut-être pas l’école et les maîtres, poursuivait la vieille dame de sa voix chevrotante, mais y se débrouille bien, tu sais.
C’est le meilleur carrossier de chez Martin. Et il a un an de moins que toi, presque. Il travaille seulement sur les Cadillac:», ajouta-t-elle, très fière.
Le cousin de Carlson avait quitté l’école à quinze ans pour épouser une fille qui en avait quatorze. Carlson se rappelait qu’au début, sa grand-mère murmurait d’un air désapprobateur que la future épousée était catholique.
Bravo à Sam:! Moi, je serais capable de rempiler pour aller tuer des gens pour ne pas être obligé de devenir carrossier, songea Carlson. Et ces mots, qu’il brûlait de dire tout haut à la vieille dame, s’étranglèrent dans sa gorge, comme tant d’autres en tant d’autres occasions. Mais enfin, tu ne comprends pas:? Ça t’est égal:? Tout ce que j’ai pu apprendre et que Sam ne saura jamais:? Et merde. Mais il se tut.
«:Bon, soupira-t-elle, je crois que je vais devoir faire à souper.:»
Et son regard se tourna sans enthousiasme vers l’autre bout du mobil-home où, sous la fenêtre, se trouvait le petit fourneau sur lequel était posée une théière cabossée.
«:Je n’ai pas faim:», répondit Carlson.
La puanteur était presque insupportable, là-dedans. Quand il était arrivé, il en avait presque suffoqué. Il avait ouvert la fenêtre, au grand dam de sa grand-mère, qui s’était récriée::
«:Papa se plaint toujours d’avoir froid. Faut que je laisse le gaz brûler jour et nuit, et en plus je lui mets la couverture chauffante, mais elle est trop vieille, elle marche plus beaucoup.Je crois qu’y a des petits fils électriques dedans qui sont cassés. Je l’avais lavée dans la machine d’Helen. Le vendeur de chez Sears y m’avait pourtant dit qu’on pouvait.:»
Mais Carlson avait mis une autre couverture sur son grand-père et laissé la fenêtre entrouverte.
Quand le vieux le regardait, on aurait dit qu’il essayait de resituer le jeune homme dans sa mémoire. Un faible éclair dans ses yeux gris clair, apparemment de colère et de peur, semblait trahir sa crainte que Carlson ne lui fasse du mal.
Ce regard suscita chez lui une telle tendresse que, posant sa main sur la joue grisonnante du vieil homme, il proposa:: «:Dans un ou deux jours, pépé, quand tu iras un peu mieux, je te raserai.
— Je vais pas aller mieux, et j’le sais bien, répondit-il en le regardant droit dans les yeux. Faut pas non plus me prendre pour un imbécile.
— Je vais quand même te raser, insista Carlson, tu te sentiras un peu mieux après ça.
— T’es toujours dans l’armée:? demanda le vieux d’une voix rauque.
— Oui, pépé, je suis venu exprès pour te voir.
— Me voir:?:» Et il fut pris d’une douloureuse quinte de toux, se tapa faiblement la poitrine du poing et se racla la gorge pour évacuer les glaires.
«:Allez, allez, papa, te mets pas dans ces états:», prévint la vieille dame. Puis, s’adressant à Carlson:: «:T’es sûr que tu veux rien manger:? Je peux préparer quelque chose.
— Non, merci, mémé. Peut-être que je sortirai me chercher un hamburger, tout à l’heure. Toi aussi, tu devrais sortir un peu. Tiens, pourquoi tu vas pas jusqu’au coin de la rue manger quelque chose au White Castle:? Ça te ferait du bien.
— J’aime pas dépenser de l’argent pour manger dans des restaurants. Tout est hors de prix de nos jours. Et puis de toute façon, y neige.
— Ça s’est quasiment arrêté. Juste quelques petits flocons, là.
— Ben… C’est qu’y a toujours une bande de garçons de couleur qui s’croient malins, là-bas.
— Ils t’embêtent:?
— Non… C’est juste que je me sens pas à mon aise.
— Allez:! Tiens, je te donne l’argent.
— Oui, ben, tu en as besoin, de ton argent, quand même. Et puis j’aime pas manger toute seule, geignit-elle sur un ton assez puéril. Et puis y fait froid, dehors. J’ai toujours peur de glisser. Je suis tombée l’hiver dernier. Deux semaines, que je suis restée à boitiller. J’aurais pu me casser la hanche. Pearl Ruskin, ben, sa mère elle a glissé, et elle s’est cassé la hanche, tu sais. En allant à l’église. Pile devant chez elle, sur l’escalier. Elle est morte. Et puis, tiens, madame Marsh, de l’église, tu te souviens:? C’est elle qui te faisait catéchisme, le dimanche. Elle est tombée et s’est cassé la hanche quand t’étais en Corée. Y lui en ont mis une en métal, aussi bien qu’une vraie. Elle dit que ça l’a même guérie de ses rhumatismes. Ah, y peuvent faire des miracles, aujourd’hui, pour peu qu’on ait l’argent…:»
Elle s’interrompit, perdue dans une rêverie de pièces détachées humaines illimitées.
«:Vas-y, mémé, insista Carlson. Essaie pas de cuisiner ce soir. Allez. Tiens.:»
Il lui tendit deux ou trois billets d’un dollar.
Elle accepta, mais à contrecœur, et un peu contrariée qu’on lui force la main pour sortir alors qu’elle n’en avait pas vraiment envie.
«:C’est trop:! Jamais je pourrai manger autant. J’en prends un et je te ramène la monnaie.
— Si tu veux.
— Ah, toi, t’as jamais été plus doué avec les sous que le reste de cette famille. T’as toujours été un panier percé.:»
Il lui tint son vieux manteau au col de renard si usé qu’il pouvait voir la peau de chien sous la fourrure. C’était une de ses patronnes qui le lui avait donné. Elle l’avait raccourci un jour, pour qu’il soit davantage à la mode.
Il ajusta son col de fourrure miteux sous son petit menton obstiné, et la regarda un instant droit dans les yeux, ses petits yeux bleu glacé derrière ses lunettes. Il n’y avait rien à lui répondre. Comme toujours.
«:Prends une lampe de poche:», lui rappela-t-il, avant d’aller lui-même lui en chercher une.
Il sortit pour l’aider à descendre les marches branlantes.
«:Ne te presse pas.
— Je vais sûrement glisser et me casser la hanche. Et là, qui c’est qui sera dans la panade avec plus personne pour faire quoi que ce soit:?:»
Carlson resta assis là, à la lueur du poêle à gaz, à regarder dormir le vieil homme, contemplant la bosse que faisait son ombre sur la cloison de contreplaqué. Il y avait du givre sur la petite fenêtre au-dessus de sa tête. Dire qu’il avait toujours paru si grand à Carlson.
Et maintenant, voilà qu’il ressemblait à un vieillard de taille bien ordinaire qui allait mourir. Le vieux émit un grognement, alors qu’une expression de douleur intense, déchirant ses entrailles, lui passait soudain sur le visage. Ses lèvres se mirent à trembler. Une ou deux larmes s’échappèrent du coin de ses yeux.
«:Maman:! cria-t-il, une touche de panique dans la voix.
— Elle est partie manger un morceau, pépé. C’est moi, Jarl.
— Maman:! appela-t-il encore, comme s’il n’avait rien entendu.
— Je suis là, pépé, répéta-t-il en le touchant. C’est moi, Jarl. Qu’est-ce que je peux faire pour toi:?:»
Le vieux tourna péniblement la tête vers son petit-fils.Ses yeux le trouvèrent et réussirent à grand-peine à converger.
«:Elle est où, maman:?
— Elle est sortie manger un morceau. Elle revient de suite. Tu as besoin de quelque chose:?:»
Sa grande main, qui tremblait à présent, se tendit, et Carlson la saisit. Le vieil homme était encore remarquablement costaud, car il serra avec une poigne d’acier tandis que le crabe lui fouillait les tripes de ses pinces.
«:Bon Dieu de Bon Dieu:!:», cria-t-il quand la douleur commença à passer. Puis, dans un souffle qui aurait pu être son dernier, il jura::
«:Putain de merde:! Mais quelle putain de merde d’existence:! Je peux même pas me contrôler, fiston. C’est pas plus mal que je meure. Je veux pas continuer comme ça.:» Il avait la mine à la fois embarrassée, penaude et furieuse.
«:Je me suis fait dessus:», avoua-t-il.
Ils vinrent le chercher le lendemain matin, deux jeunes hommes du service d’ambulances du comté, pour l’emmener mourir à l’hôpital.