Lewis Nordan

Extrait de
La mélancolie de celui qui vise juste

L’île sur laquelle Monsieur Raney avait son camp de pêche n’était qu’une langue de terre au fin fond d’un étrange bayou, bras mort de nombreux lacs et rivières s’étendant à perte de vue:; quelque part sous la terre, de l’eau salée, ou du moins saumâtre, bourrée de sels minéraux, venait nourrir le marécage et l’étendre bien au-delà du Delta.

L’eau semblait infinie, partout, même pour un jeune garçon qui avait grandi là:; c’était un miroir noir, uniquement coloré par l’acide tannique qui suintait des racines aériennes des cyprès.

Des castors avaient abattu les arbres, quelques-uns en tout cas, des liquidambars et des tupelos, et ils avaient construit des barrages aussi grands que des igloos ou des tipis:; ils entraient et sortaient à la nage, gros comme des colleys.

Des vautours à tête rouge planaient au-dessus du marécage, telles des prières, tout en admirant leur reflet dans l’eau. Dans les bas-fonds, des hérons bleus, des grues et des aigrettes blanches se tenaient sur leurs longues pattes et mangeaient serpents et vairons.

Des mocassins d’eau pendaient aux branches des saules, des tortues reposaient sur des rondins, des alligators se prélassaient dans leurs grands nids aux odeurs de canne à sucre, de sorgho, de riz et de poisson. Des rats aussi gros que des chiens sauvages s’accrochaient par les griffes à l’écorce des arbres, poussaient des jappements de chiots puis se laissaient tomber dans l’eau et, le museau fendant la surface, regagnaient la rive où ils s’asseyaient et hurlaient à la lune.

D’une façon ou d’une autre, des dauphins, ou des marsouins, ou quoi que ça puisse être, s’étaient frayé un chemin depuis le golfe du Mexique jusqu’au Delta et l’immensité de ses eaux – Dieu sait comment ou pourquoi, ils avaient remonté fleuves et canaux jusqu’à cette mer intérieure –, et ils nageaient et folâtraient et se reproduisaient et se nourrissaient des milliers de carpes, de mulets et de ces poissons osseux qui peuplaient le marécage.

Apparemment, les minéraux présents dans l’eau douce la rendaient vivable pour ces créatures marines, sans que personne sache trop pourquoi. Des savants débarquaient sans cesse de Jackson et de Biloxi avec leurs appareils pour étudier l’eau:; peut-être savaient-ils, eux:?

Monsieur Raney avait baptisé les marsouins – Sister, Renford, Lamar et Saint Elme –, il savait les reconnaître et les appelait chacun par son nom, même la nuit:; des bestiaux de deux mètres de long pour certains, avec un million de dents acérées et un vilain sourire.

Souvent, quand il passait près d’eux en bateau et les regardait s’amuser entre les racines des cyprès, il leur criait : « Lamar, on est seuls au monde:!:», ou encore : « Renford, le liège est un produit d’exportation de l’Inde:!:»

Sa voix résonnait à travers les vastes eaux du bayou en une déchirante complainte, la musique des marais.

Et Hydro de dire et répéter : « Est-ce qu’ils comprennent ce que tu leur racontes:?:»

Et Monsieur Raney, chaque fois, de répondre : « Va savoir.:»
Il leur arrivait d’avoir cet échange père et fils, mais pas ce soir. Ce soir, la mort atroce du garçon et de la fille à l’épicerie William Tell occupait leur esprit, à l’un comme à l’autre.
Hydro se taisait à l’avant du bateau.

Il pensait que ce serait peut-être une bonne idée de sauter dans l’eau et de se noyer, sans trop savoir pourquoi. Il était assis à la proue de la petite embarcation, telle la sirène en bois sculptée sur un voilier, le regard fixé devant elle, surveillant la mer d’un œil vigilant.

Par endroits, les fosses étaient sans fond, du moins le semblaient-elles:; une centaine d’années plus tôt, des cuirassés les sillonnaient, des navires de guerre confédérés et unionistes.

Des hommes avaient péri dans ces marécages pour des raisons qui devaient avoir semblé valables à l’époque, laissant des femmes attendre en vain et des enfants grandir sans père. On racontait que ces fosses profondes avaient été causées par un tremblement de terre, il y avait bien longtemps, mais nul n’aurait su dire quand exactement, ni si c’était vrai:; en tout cas, c’était possible. Les savants de Jackson, peut-être qu’ils savaient, eux.

À l’avant, Hydro pensait à ce que ça ferait de glisser par-dessus bord, dans l’eau noire, de l’autre côté du miroir. Il s’imaginait qu’il pourrait y respirer, y être heureux, nageant parmi les crapets arlequins, s’amusant avec Saint Elme, le visage souriant.

Il croyait que, peut-être, il retrouverait le garçon et la fille sous la surface, ces gentils enfants, à nouveau en vie, et qu’ils l’aimeraient et lui parleraient du Texas et de tortillas et d’amour et de Dinty Moore. Ils pourraient être heureux là, sous l’eau, tous les trois, sa tête pourrait être de taille normale, pas aussi grosse, il pourrait être intelligent, sans atrophie du cerveau, ils ne lui donneraient pas de méchants surnoms.

C’était l’eau profonde telle qu’il l’imaginait, le monde merveilleux par-delà le miroir du lac.

Parfois, pourtant, la surface de l’eau crevait et Hydro apercevait un bout de museau et des moustaches mouillées qui luisaient au clair de lune.

Ici et là, des rats musqués nageaient, plongeaient et réapparaissaient, souriant comme les enfants de riches dans l’eau bleue de la piscine municipale de Leflore, sous le plongeoir ou sous le poste de secours où trônait un jeune homme bronzé, un sifflet en métal pendant à un cordon autour de son cou, surplombant les bancs où Hydro avait le droit de s’asseoir pour regarder, à défaut de pouvoir se mettre en maillot de bain et nager:; trop dangereux, son papa se serait inquiété.

Dans ces endroits marécageux, ces vastes bas-fonds, un homme en cuissardes de pêche pouvait parcourir de longues distances, une bonne trentaine de kilomètres, sans jamais perdre pied. Parfois, les savants de Jackson le faisaient, à l’affût d’une volée de vieilles buses qui vivaient là, au fond des bois, et qu’ils essayaient de prendre en photo.

Hydro refusait de se tourner vers son papa, à l’arrière. Il ne regardait ni à droite ni à gauche, seulement droit devant, dans les ténèbres du marécage. Ah:! Si son papa avait pu tomber à l’eau et se noyer:! Il se l’imaginait, il l’espérait, pour qu’enfin tout soit perdu, qu’il n’y ait plus à attendre.

Il leva la tête, à la recherche de perroquets, ou quoi que puissent être ces oiseaux sauvages aux couleurs de la jungle, tête rouge, bec jaune recourbé et longue queue verte, qu’on ne trouvait nulle part ailleurs dans le Mississippi, pas même dans le golfe du Mexique, et qui traversaient les cieux le matin et poussaient des cris évoquant des voix africaines.

Il ne vit que la lune et les étoiles au-dessus de lui. Il n’y avait pas de perroquets ce soir, pas d’oiseaux sauvages. Y en avait-il jamais eu:? Avait-il vraiment vu des perroquets:? Avait-il jamais aimé qui que ce soit, même son père:?

Dans la partie la plus profonde du bayou, en direction de l’île, vers laquelle le bateau naviguait à présent, des singes sautaient d’arbre en arbre, se reposaient à l’ombre et grignotaient des feuilles tendres et les barbes de mousse espagnole.

Hydro leva les yeux vers les cimes et les vit là, endormies sous la pleine lune, de petites familles avec des papas et des bébés singes, et même des mamans qui les aimaient. On racontait que ces singes descendaient d’un couple apprivoisé qui aurait faussé compagnie à un homme-orchestre, il y avait bien longtemps.

À part le camp de pêche de l’île de Monsieur Raney, il n’y avait aucune habitation dans les parages.

Une fois par semaine, Monsieur Roy apportait le courrier dans un canot à moteur, et il lui arrivait de discuter avec Monsieur Raney jusqu’à si tard qu’il n’était pas sûr de pouvoir retrouver sa route vers la terre ferme sans se perdre dans l’obscurité, percuter un pieu, voire coincer une branche dans l’hélice, alors il passait ces nuits-là au campement, à raconter des histoires du bon vieux temps jusqu’à l’aube, et il prenait du poisson frit au petit déjeuner avec des beignets, du ketchup et du Tabasco, avant de repartir sur les vastes étendues d’eau, en direction d’Attrape-Flèche, jusqu’à apercevoir le pont Roebuck et le mât du drapeau du bureau de poste.

Monsieur Roy était assez bel homme pour faire carrière à Hollywood, tout le monde s’accordait à le dire, et c’était vrai. S’il l’avait décidé, il aurait facilement pu percer dans le show-biz.

Il portait son uniforme en toutes circonstances – pantalon gris, chemise blanche avec insignes, casquette à écusson –, même le dimanche à l’église, même le samedi soir, quand il emmenait Madame Roy au café – au « dîner-spectacle:», comme ils disaient – et qu’ils mangeaient et buvaient du whisky réglementé avec de la glace, le mélangeant parfois à du Coca ou du Seven-Up.

Madame Roy disait qu’elle n’avait jamais pu résister à un homme en uniforme, et qu’elle ne voyait aucune raison de commencer aujourd’hui. C’était une blague entre eux, ça les faisait toujours rire, et ils semblaient plus amoureux que jamais.

Quand Monsieur Roy levait le camp le matin, après avoir distribué le courrier et passé la nuit à raconter ses bonnes vieilles histoires, comme la fois où il croyait avoir tué un serpent à coups de torche électrique, avant de s’apercevoir qu’en fait de serpent, c’était son propre bras engourdi qu’il avait réduit à un amas de chair sanguinolente, Monsieur Raney se tenait sur le ponton pour lui dire au revoir. Il lui arrivait d’agiter la main quand la vedette s’éloignait.

« La prochaine fois, ramène-moi des avis de recherche, lui demandait souvent Monsieur Raney. Ceux avec la photo. Mon fiston, il adore regarder ceux qu’ont la photo.:»

Hydro lui aussi faisait au revoir de la main depuis le ponton.

« Qu’est-ce que tu peux bien en faire, d’un avis de recherche, Hydro:?:», demandait Monsieur Roy.

Et Hydro répondait :

« Je sais pas.

— Tu sais pas:? reprenait Monsieur Roy.

— Il s’est inventé un jeu, expliquait Monsieur Raney. Il fait comme si les gars sur les photos étaient des gens qu’il connaissait. Il invente des histoires sur eux. Et il imagine que les femmes sont sa maman.

— C’est-y pas mignon… ironisait Monsieur Roy

— Mais c’est pas tout, disait Hydro.

— Ah bon:?

— Je pourrais bien attraper un de ces criminels sanguinaires.

— Tu pourrais attraper un de ces criminels sanguinaires:?

— Oui, je pourrais.

— Et qu’est-ce que tu en feras, de ton criminel sanguinaire, quand tu l’auras attrapé:?

— Je pourrais le livrer à la police. J’aurais une récompense. Je pourrais nous acheter une nouvelle maman.:»
Et Monsieur Roy de s’exclamer : « T’acheter une nouvelle maman:? Oh là là:!

— Monsieur Roy, vous moquez pas du gamin, disait Monsieur Raney.

— Eh bien, les avis de recherche ont un côté instructif, je vous l’accorde, continuait Monsieur Roy. Très instructif, même. On peut apprendre des tas de choses à partir d’un avis de recherche, pour sûr. Parfois autant qu’à l’école. Je l’ai toujours dit. Et puis, qui sait, ils peuvent peut-être vous aider à rencontrer des gens, des gens intéressants, comme quelqu’un que tu voudrais, je sais pas, moi, inviter à la maison pour en faire ta maman. J’essaie de te prendre au sérieux, Hydro, mais je suis pas tout à fait sûr de ce que tu veux dire au sujet d’une nouvelle maman.

— C’était pour rire, c’est tout, disait Hydro. Je racontais juste une histoire. Vous pouvez dire oh là là, si ça vous chante.

— Ma foi, c’est une bien belle histoire, concédait Monsieur Roy. Très jolie. Une récompense, une nouvelle maman, tout ça grâce à un avis de recherche. Elle est bien bonne, celle-là, Hydro. J’ai marché pendant une minute. Tu m’as bien eu. Oh là là.

— Ça pourrait être vrai, disait Hydro.

— Oui, c’est certain. Je peux pas écarter cette possibilité. Je peux rien écarter du tout. Ça pourrait être vrai.

— Taquinez pas le gamin, répétait Monsieur Raney.

— Que voulez-vous que je fasse d’autre:? Je me débrouille comme je peux, avec cette histoire d’avis de recherche:!:»

Il n’y avait guère de circulation dans les profondeurs du bayou, ni ce soir, sous les étoiles, ni jamais.

« Hydro, regarde là-bas:!:», cria Monsieur Raney par-dessus le vacarme du moteur.

Il pointait le doigt vers un gros arbre, avec des matériaux de construction au sommet.

Hydro ne se retourna pas, ne regarda ni à droite ni à gauche. Il savait ce que lui montrait son père. Il le faisait à chaque fois. La cabane dans l’arbre, ou ce qu’il en restait, une cabane sur trois niveaux qui avait encore son coin repas sur la plus haute couche de planches en contreplaqué.

Autrefois, quand Hydro n’était encore qu’un bébé, une famille habitait dans cet assemblage complexe de panneaux de bois, de cordes, de poulies, de tôle ondulée et de trappes, bien à l’écart, ici dans le marais, à quelques kilomètres du camp. Un homme, une femme et leurs trois enfants – des Blancs – y avaient logé.

C’est ce que son père lui avait raconté. Hydro pensait que c’était vrai, même s’il n’avait jamais rencontré l’un d’entre eux.

Ils vivaient de la pêche, de la capture d’oiseaux aquatiques et de la cueillette d’oseille crépue, d’oignons sauvages et de laitue de bruyère, qu’ils faisaient bouillir avant de la manger, et ils n’attrapaient jamais la diarrhée:; ils avaient l’habitude, pas comme les gens normaux tels qu’Hydro et son père.

Les légumes sauvages, tout frais du marais, auraient envoyé Monsieur Raney sur son pot de chambre pendant une bonne semaine, s’il s’était contenté de les faire bouillir avant de les consommer.

Ces gens-là, dans leur cabane, ils détournaient l’électricité des lignes haute tension qui passaient à travers les arbres pour éclairer l’île de Monsieur Raney.

C’était dangereux, mais ils le faisaient, et ça fonctionnait, leur cabane était éclairée, et Monsieur Raney s’acquittait chaque mois des quelques cents que cela rajoutait à sa facture.

Le week-end, Monsieur Roy leur apportait le journal du dimanche, et le soir, l’homme et la femme, en salopette, s’asseyaient dans leurs fauteuils en haut de l’arbre, où ils lisaient Alley Oop, Little Orphan Annie et Pim Pam Poum, tout en écoutant Amos ’n’ Andy à la radio.

L’un des enfants avait un animal de compagnie, un chat ou un chien, personne ne s’en souvenait au juste. Le bruit courait qu’ils mangeaient de la viande de singe, leur voisin à longue queue qui vivait dans les arbres alentour, du cannibalisme, d’après certains, un véritable scandale, un crime, une honte:; tout ça, c’était il y a très, très longtemps, c’étaient peut-être des racontars, comme pour beaucoup de choses dans ce monde.

Un jour, Hydro avait demandé : « Comment ils faisaient la grosse commission:?

— Eh bien, à peu près comme tout le monde, je dirais:», avait répondu Monsieur Raney.
Ce soir, Hydro aurait aimé poser à nouveau la question, mais il ne voulait pas donner cette satisfaction à son papa. Il savait bien qu’ils faisaient la grosse commission comme tout le monde – mais comment faisaient-ils pour la descendre de l’arbre:?

Ils étaient partis à présent, les gens dans les arbres:; il ne restait plus que la cabane, ou plutôt ses ruines. Personne ne connaissait le fin mot de l’histoire. Hydro disait qu’il ne les avait jamais vus.

« Bien sûr que si, affirmait son père.

— Non:», répondait Hydro.

Une ou deux fois par an, un garde-chasse passait les voir en bateau à moteur. Il vérifiait les permis de Monsieur Raney, les renouvelait si nécessaire. Il apportait des pierres à sel pour les cerfs de l’île. En général, il passait la journée et la nuit, et prenait avec lui une canne et un leurre Lucky 13, histoire de pêcher un peu.

Lewis Nordan

Extrait de
La mélancolie de celui qui vise juste

L’île sur laquelle Monsieur Raney avait son camp de pêche n’était qu’une langue de terre au fin fond d’un étrange bayou, bras mort de nombreux lacs et rivières s’étendant à perte de vue:; quelque part sous la terre, de l’eau salée, ou du moins saumâtre, bourrée de sels minéraux, venait nourrir le marécage et l’étendre bien au-delà du Delta.

L’eau semblait infinie, partout, même pour un jeune garçon qui avait grandi là:; c’était un miroir noir, uniquement coloré par l’acide tannique qui suintait des racines aériennes des cyprès.

Des castors avaient abattu les arbres, quelques-uns en tout cas, des liquidambars et des tupelos, et ils avaient construit des barrages aussi grands que des igloos ou des tipis:; ils entraient et sortaient à la nage, gros comme des colleys.

Des vautours à tête rouge planaient au-dessus du marécage, telles des prières, tout en admirant leur reflet dans l’eau. Dans les bas-fonds, des hérons bleus, des grues et des aigrettes blanches se tenaient sur leurs longues pattes et mangeaient serpents et vairons.

Des mocassins d’eau pendaient aux branches des saules, des tortues reposaient sur des rondins, des alligators se prélassaient dans leurs grands nids aux odeurs de canne à sucre, de sorgho, de riz et de poisson. Des rats aussi gros que des chiens sauvages s’accrochaient par les griffes à l’écorce des arbres, poussaient des jappements de chiots puis se laissaient tomber dans l’eau et, le museau fendant la surface, regagnaient la rive où ils s’asseyaient et hurlaient à la lune.

D’une façon ou d’une autre, des dauphins, ou des marsouins, ou quoi que ça puisse être, s’étaient frayé un chemin depuis le golfe du Mexique jusqu’au Delta et l’immensité de ses eaux – Dieu sait comment ou pourquoi, ils avaient remonté fleuves et canaux jusqu’à cette mer intérieure –, et ils nageaient et folâtraient et se reproduisaient et se nourrissaient des milliers de carpes, de mulets et de ces poissons osseux qui peuplaient le marécage.

Apparemment, les minéraux présents dans l’eau douce la rendaient vivable pour ces créatures marines, sans que personne sache trop pourquoi. Des savants débarquaient sans cesse de Jackson et de Biloxi avec leurs appareils pour étudier l’eau:; peut-être savaient-ils, eux:?

Monsieur Raney avait baptisé les marsouins – Sister, Renford, Lamar et Saint Elme –, il savait les reconnaître et les appelait chacun par son nom, même la nuit:; des bestiaux de deux mètres de long pour certains, avec un million de dents acérées et un vilain sourire.

Souvent, quand il passait près d’eux en bateau et les regardait s’amuser entre les racines des cyprès, il leur criait : « Lamar, on est seuls au monde:!:», ou encore : « Renford, le liège est un produit d’exportation de l’Inde:!:»

Sa voix résonnait à travers les vastes eaux du bayou en une déchirante complainte, la musique des marais.

Et Hydro de dire et répéter : « Est-ce qu’ils comprennent ce que tu leur racontes:?:»

Et Monsieur Raney, chaque fois, de répondre : « Va savoir.:»
Il leur arrivait d’avoir cet échange père et fils, mais pas ce soir. Ce soir, la mort atroce du garçon et de la fille à l’épicerie William Tell occupait leur esprit, à l’un comme à l’autre.
Hydro se taisait à l’avant du bateau.

Il pensait que ce serait peut-être une bonne idée de sauter dans l’eau et de se noyer, sans trop savoir pourquoi. Il était assis à la proue de la petite embarcation, telle la sirène en bois sculptée sur un voilier, le regard fixé devant elle, surveillant la mer d’un œil vigilant.

Par endroits, les fosses étaient sans fond, du moins le semblaient-elles:; une centaine d’années plus tôt, des cuirassés les sillonnaient, des navires de guerre confédérés et unionistes.

Des hommes avaient péri dans ces marécages pour des raisons qui devaient avoir semblé valables à l’époque, laissant des femmes attendre en vain et des enfants grandir sans père. On racontait que ces fosses profondes avaient été causées par un tremblement de terre, il y avait bien longtemps, mais nul n’aurait su dire quand exactement, ni si c’était vrai:; en tout cas, c’était possible. Les savants de Jackson, peut-être qu’ils savaient, eux.

À l’avant, Hydro pensait à ce que ça ferait de glisser par-dessus bord, dans l’eau noire, de l’autre côté du miroir. Il s’imaginait qu’il pourrait y respirer, y être heureux, nageant parmi les crapets arlequins, s’amusant avec Saint Elme, le visage souriant.

Il croyait que, peut-être, il retrouverait le garçon et la fille sous la surface, ces gentils enfants, à nouveau en vie, et qu’ils l’aimeraient et lui parleraient du Texas et de tortillas et d’amour et de Dinty Moore. Ils pourraient être heureux là, sous l’eau, tous les trois, sa tête pourrait être de taille normale, pas aussi grosse, il pourrait être intelligent, sans atrophie du cerveau, ils ne lui donneraient pas de méchants surnoms.

C’était l’eau profonde telle qu’il l’imaginait, le monde merveilleux par-delà le miroir du lac.

Parfois, pourtant, la surface de l’eau crevait et Hydro apercevait un bout de museau et des moustaches mouillées qui luisaient au clair de lune.

Ici et là, des rats musqués nageaient, plongeaient et réapparaissaient, souriant comme les enfants de riches dans l’eau bleue de la piscine municipale de Leflore, sous le plongeoir ou sous le poste de secours où trônait un jeune homme bronzé, un sifflet en métal pendant à un cordon autour de son cou, surplombant les bancs où Hydro avait le droit de s’asseoir pour regarder, à défaut de pouvoir se mettre en maillot de bain et nager:; trop dangereux, son papa se serait inquiété.

Dans ces endroits marécageux, ces vastes bas-fonds, un homme en cuissardes de pêche pouvait parcourir de longues distances, une bonne trentaine de kilomètres, sans jamais perdre pied. Parfois, les savants de Jackson le faisaient, à l’affût d’une volée de vieilles buses qui vivaient là, au fond des bois, et qu’ils essayaient de prendre en photo.

Hydro refusait de se tourner vers son papa, à l’arrière. Il ne regardait ni à droite ni à gauche, seulement droit devant, dans les ténèbres du marécage. Ah:! Si son papa avait pu tomber à l’eau et se noyer:! Il se l’imaginait, il l’espérait, pour qu’enfin tout soit perdu, qu’il n’y ait plus à attendre.

Il leva la tête, à la recherche de perroquets, ou quoi que puissent être ces oiseaux sauvages aux couleurs de la jungle, tête rouge, bec jaune recourbé et longue queue verte, qu’on ne trouvait nulle part ailleurs dans le Mississippi, pas même dans le golfe du Mexique, et qui traversaient les cieux le matin et poussaient des cris évoquant des voix africaines.

Il ne vit que la lune et les étoiles au-dessus de lui. Il n’y avait pas de perroquets ce soir, pas d’oiseaux sauvages. Y en avait-il jamais eu:? Avait-il vraiment vu des perroquets:? Avait-il jamais aimé qui que ce soit, même son père:?

Dans la partie la plus profonde du bayou, en direction de l’île, vers laquelle le bateau naviguait à présent, des singes sautaient d’arbre en arbre, se reposaient à l’ombre et grignotaient des feuilles tendres et les barbes de mousse espagnole.

Hydro leva les yeux vers les cimes et les vit là, endormies sous la pleine lune, de petites familles avec des papas et des bébés singes, et même des mamans qui les aimaient. On racontait que ces singes descendaient d’un couple apprivoisé qui aurait faussé compagnie à un homme-orchestre, il y avait bien longtemps.

À part le camp de pêche de l’île de Monsieur Raney, il n’y avait aucune habitation dans les parages.

Une fois par semaine, Monsieur Roy apportait le courrier dans un canot à moteur, et il lui arrivait de discuter avec Monsieur Raney jusqu’à si tard qu’il n’était pas sûr de pouvoir retrouver sa route vers la terre ferme sans se perdre dans l’obscurité, percuter un pieu, voire coincer une branche dans l’hélice, alors il passait ces nuits-là au campement, à raconter des histoires du bon vieux temps jusqu’à l’aube, et il prenait du poisson frit au petit déjeuner avec des beignets, du ketchup et du Tabasco, avant de repartir sur les vastes étendues d’eau, en direction d’Attrape-Flèche, jusqu’à apercevoir le pont Roebuck et le mât du drapeau du bureau de poste.

Monsieur Roy était assez bel homme pour faire carrière à Hollywood, tout le monde s’accordait à le dire, et c’était vrai. S’il l’avait décidé, il aurait facilement pu percer dans le show-biz.

Il portait son uniforme en toutes circonstances – pantalon gris, chemise blanche avec insignes, casquette à écusson –, même le dimanche à l’église, même le samedi soir, quand il emmenait Madame Roy au café – au « dîner-spectacle:», comme ils disaient – et qu’ils mangeaient et buvaient du whisky réglementé avec de la glace, le mélangeant parfois à du Coca ou du Seven-Up.

Madame Roy disait qu’elle n’avait jamais pu résister à un homme en uniforme, et qu’elle ne voyait aucune raison de commencer aujourd’hui. C’était une blague entre eux, ça les faisait toujours rire, et ils semblaient plus amoureux que jamais.

Quand Monsieur Roy levait le camp le matin, après avoir distribué le courrier et passé la nuit à raconter ses bonnes vieilles histoires, comme la fois où il croyait avoir tué un serpent à coups de torche électrique, avant de s’apercevoir qu’en fait de serpent, c’était son propre bras engourdi qu’il avait réduit à un amas de chair sanguinolente, Monsieur Raney se tenait sur le ponton pour lui dire au revoir. Il lui arrivait d’agiter la main quand la vedette s’éloignait.

« La prochaine fois, ramène-moi des avis de recherche, lui demandait souvent Monsieur Raney. Ceux avec la photo. Mon fiston, il adore regarder ceux qu’ont la photo.:»

Hydro lui aussi faisait au revoir de la main depuis le ponton.

« Qu’est-ce que tu peux bien en faire, d’un avis de recherche, Hydro:?:», demandait Monsieur Roy.

Et Hydro répondait :

« Je sais pas.

— Tu sais pas:? reprenait Monsieur Roy.

— Il s’est inventé un jeu, expliquait Monsieur Raney. Il fait comme si les gars sur les photos étaient des gens qu’il connaissait. Il invente des histoires sur eux. Et il imagine que les femmes sont sa maman.

— C’est-y pas mignon… ironisait Monsieur Roy

— Mais c’est pas tout, disait Hydro.

— Ah bon:?

— Je pourrais bien attraper un de ces criminels sanguinaires.

— Tu pourrais attraper un de ces criminels sanguinaires:?

— Oui, je pourrais.

— Et qu’est-ce que tu en feras, de ton criminel sanguinaire, quand tu l’auras attrapé:?

— Je pourrais le livrer à la police. J’aurais une récompense. Je pourrais nous acheter une nouvelle maman.:»
Et Monsieur Roy de s’exclamer : « T’acheter une nouvelle maman:? Oh là là:!

— Monsieur Roy, vous moquez pas du gamin, disait Monsieur Raney.

— Eh bien, les avis de recherche ont un côté instructif, je vous l’accorde, continuait Monsieur Roy. Très instructif, même. On peut apprendre des tas de choses à partir d’un avis de recherche, pour sûr. Parfois autant qu’à l’école. Je l’ai toujours dit. Et puis, qui sait, ils peuvent peut-être vous aider à rencontrer des gens, des gens intéressants, comme quelqu’un que tu voudrais, je sais pas, moi, inviter à la maison pour en faire ta maman. J’essaie de te prendre au sérieux, Hydro, mais je suis pas tout à fait sûr de ce que tu veux dire au sujet d’une nouvelle maman.

— C’était pour rire, c’est tout, disait Hydro. Je racontais juste une histoire. Vous pouvez dire oh là là, si ça vous chante.

— Ma foi, c’est une bien belle histoire, concédait Monsieur Roy. Très jolie. Une récompense, une nouvelle maman, tout ça grâce à un avis de recherche. Elle est bien bonne, celle-là, Hydro. J’ai marché pendant une minute. Tu m’as bien eu. Oh là là.

— Ça pourrait être vrai, disait Hydro.

— Oui, c’est certain. Je peux pas écarter cette possibilité. Je peux rien écarter du tout. Ça pourrait être vrai.

— Taquinez pas le gamin, répétait Monsieur Raney.

— Que voulez-vous que je fasse d’autre:? Je me débrouille comme je peux, avec cette histoire d’avis de recherche:!:»

Il n’y avait guère de circulation dans les profondeurs du bayou, ni ce soir, sous les étoiles, ni jamais.

« Hydro, regarde là-bas:!:», cria Monsieur Raney par-dessus le vacarme du moteur.

Il pointait le doigt vers un gros arbre, avec des matériaux de construction au sommet.

Hydro ne se retourna pas, ne regarda ni à droite ni à gauche. Il savait ce que lui montrait son père. Il le faisait à chaque fois. La cabane dans l’arbre, ou ce qu’il en restait, une cabane sur trois niveaux qui avait encore son coin repas sur la plus haute couche de planches en contreplaqué.

Autrefois, quand Hydro n’était encore qu’un bébé, une famille habitait dans cet assemblage complexe de panneaux de bois, de cordes, de poulies, de tôle ondulée et de trappes, bien à l’écart, ici dans le marais, à quelques kilomètres du camp. Un homme, une femme et leurs trois enfants – des Blancs – y avaient logé.

C’est ce que son père lui avait raconté. Hydro pensait que c’était vrai, même s’il n’avait jamais rencontré l’un d’entre eux.

Ils vivaient de la pêche, de la capture d’oiseaux aquatiques et de la cueillette d’oseille crépue, d’oignons sauvages et de laitue de bruyère, qu’ils faisaient bouillir avant de la manger, et ils n’attrapaient jamais la diarrhée:; ils avaient l’habitude, pas comme les gens normaux tels qu’Hydro et son père.

Les légumes sauvages, tout frais du marais, auraient envoyé Monsieur Raney sur son pot de chambre pendant une bonne semaine, s’il s’était contenté de les faire bouillir avant de les consommer.

Ces gens-là, dans leur cabane, ils détournaient l’électricité des lignes haute tension qui passaient à travers les arbres pour éclairer l’île de Monsieur Raney.

C’était dangereux, mais ils le faisaient, et ça fonctionnait, leur cabane était éclairée, et Monsieur Raney s’acquittait chaque mois des quelques cents que cela rajoutait à sa facture.

Le week-end, Monsieur Roy leur apportait le journal du dimanche, et le soir, l’homme et la femme, en salopette, s’asseyaient dans leurs fauteuils en haut de l’arbre, où ils lisaient Alley Oop, Little Orphan Annie et Pim Pam Poum, tout en écoutant Amos ’n’ Andy à la radio.

L’un des enfants avait un animal de compagnie, un chat ou un chien, personne ne s’en souvenait au juste. Le bruit courait qu’ils mangeaient de la viande de singe, leur voisin à longue queue qui vivait dans les arbres alentour, du cannibalisme, d’après certains, un véritable scandale, un crime, une honte:; tout ça, c’était il y a très, très longtemps, c’étaient peut-être des racontars, comme pour beaucoup de choses dans ce monde.

Un jour, Hydro avait demandé : « Comment ils faisaient la grosse commission:?

— Eh bien, à peu près comme tout le monde, je dirais:», avait répondu Monsieur Raney.
Ce soir, Hydro aurait aimé poser à nouveau la question, mais il ne voulait pas donner cette satisfaction à son papa. Il savait bien qu’ils faisaient la grosse commission comme tout le monde – mais comment faisaient-ils pour la descendre de l’arbre:?

Ils étaient partis à présent, les gens dans les arbres:; il ne restait plus que la cabane, ou plutôt ses ruines. Personne ne connaissait le fin mot de l’histoire. Hydro disait qu’il ne les avait jamais vus.

« Bien sûr que si, affirmait son père.

— Non:», répondait Hydro.

Une ou deux fois par an, un garde-chasse passait les voir en bateau à moteur. Il vérifiait les permis de Monsieur Raney, les renouvelait si nécessaire. Il apportait des pierres à sel pour les cerfs de l’île. En général, il passait la journée et la nuit, et prenait avec lui une canne et un leurre Lucky 13, histoire de pêcher un peu.

Lewis Nordan

Extrait de
La mélancolie de
celui qui vise juste

I

L’île sur laquelle Monsieur Raney avait son camp de pêche n’était qu’une langue de terre au fin fond d’un étrange bayou, bras mort de nombreux lacs et rivières s’étendant à perte de vue:; quelque part sous la terre, de l’eau salée, ou du moins saumâtre, bourrée de sels minéraux, venait nourrir le marécage et l’étendre bien au-delà du Delta.

L’eau semblait infinie, partout, même pour un jeune garçon qui avait grandi là:; c’était un miroir noir, uniquement coloré par l’acide tannique qui suintait des racines aériennes des cyprès.

Des castors avaient abattu les arbres, quelques-uns en tout cas, des liquidambars et des tupelos, et ils avaient construit des barrages aussi grands que des igloos ou des tipis:; ils entraient et sortaient à la nage, gros comme des colleys.

Des vautours à tête rouge planaient au-dessus du marécage, telles des prières, tout en admirant leur reflet dans l’eau. Dans les bas-fonds, des hérons bleus, des grues et des aigrettes blanches se tenaient sur leurs longues pattes et mangeaient serpents et vairons.

Des mocassins d’eau pendaient aux branches des saules, des tortues reposaient sur des rondins, des alligators se prélassaient dans leurs grands nids aux odeurs de canne à sucre, de sorgho, de riz et de poisson. Des rats aussi gros que des chiens sauvages s’accrochaient par les griffes à l’écorce des arbres, poussaient des jappements de chiots puis se laissaient tomber dans l’eau et, le museau fendant la surface, regagnaient la rive où ils s’asseyaient et hurlaient à la lune.

D’une façon ou d’une autre, des dauphins, ou des marsouins, ou quoi que ça puisse être, s’étaient frayé un chemin depuis le golfe du Mexique jusqu’au Delta et l’immensité de ses eaux – Dieu sait comment ou pourquoi, ils avaient remonté fleuves et canaux jusqu’à cette mer intérieure –, et ils nageaient et folâtraient et se reproduisaient et se nourrissaient des milliers de carpes, de mulets et de ces poissons osseux qui peuplaient le marécage.

Apparemment, les minéraux présents dans l’eau douce la rendaient vivable pour ces créatures marines, sans que personne sache trop pourquoi. Des savants débarquaient sans cesse de Jackson et de Biloxi avec leurs appareils pour étudier l’eau:; peut-être savaient-ils, eux:?

Monsieur Raney avait baptisé les marsouins – Sister, Renford, Lamar et Saint Elme –, il savait les reconnaître et les appelait chacun par son nom, même la nuit:; des bestiaux de deux mètres de long pour certains, avec un million de dents acérées et un vilain sourire.

Souvent, quand il passait près d’eux en bateau et les regardait s’amuser entre les racines des cyprès, il leur criait : « Lamar, on est seuls au monde:!:», ou encore : « Renford, le liège est un produit d’exportation de l’Inde:!:»

Sa voix résonnait à travers les vastes eaux du bayou en une déchirante complainte, la musique des marais.

Et Hydro de dire et répéter : « Est-ce qu’ils comprennent ce que tu leur racontes:?:»

Et Monsieur Raney, chaque fois, de répondre : « Va savoir.:»
Il leur arrivait d’avoir cet échange père et fils, mais pas ce soir. Ce soir, la mort atroce du garçon et de la fille à l’épicerie William Tell occupait leur esprit, à l’un comme à l’autre.
Hydro se taisait à l’avant du bateau.

Il pensait que ce serait peut-être une bonne idée de sauter dans l’eau et de se noyer, sans trop savoir pourquoi. Il était assis à la proue de la petite embarcation, telle la sirène en bois sculptée sur un voilier, le regard fixé devant elle, surveillant la mer d’un œil vigilant.

Par endroits, les fosses étaient sans fond, du moins le semblaient-elles:; une centaine d’années plus tôt, des cuirassés les sillonnaient, des navires de guerre confédérés et unionistes.

Des hommes avaient péri dans ces marécages pour des raisons qui devaient avoir semblé valables à l’époque, laissant des femmes attendre en vain et des enfants grandir sans père.

On racontait que ces fosses profondes avaient été causées par un tremblement de terre, il y avait bien longtemps, mais nul n’aurait su dire quand exactement, ni si c’était vrai:; en tout cas, c’était possible. Les savants de Jackson, peut-être qu’ils savaient, eux.

À l’avant, Hydro pensait à ce que ça ferait de glisser par-dessus bord, dans l’eau noire, de l’autre côté du miroir. Il s’imaginait qu’il pourrait y respirer, y être heureux, nageant parmi les crapets arlequins, s’amusant avec Saint Elme, le visage souriant.

Il croyait que, peut-être, il retrouverait le garçon et la fille sous la surface, ces gentils enfants, à nouveau en vie, et qu’ils l’aimeraient et lui parleraient du Texas et de tortillas et d’amour et de Dinty Moore. Ils pourraient être heureux là, sous l’eau, tous les trois, sa tête pourrait être de taille normale, pas aussi grosse, il pourrait être intelligent, sans atrophie du cerveau, ils ne lui donneraient pas de méchants surnoms.

C’était l’eau profonde telle qu’il l’imaginait, le monde merveilleux par-delà le miroir du lac.

Parfois, pourtant, la surface de l’eau crevait et Hydro apercevait un bout de museau et des moustaches mouillées qui luisaient au clair de lune.

Ici et là, des rats musqués nageaient, plongeaient et réapparaissaient, souriant comme les enfants de riches dans l’eau bleue de la piscine municipale de Leflore, sous le plongeoir ou sous le poste de secours où trônait un jeune homme bronzé, un sifflet en métal pendant à un cordon autour de son cou, surplombant les bancs où Hydro avait le droit de s’asseoir pour regarder, à défaut de pouvoir se mettre en maillot de bain et nager:; trop dangereux, son papa se serait inquiété.

Dans ces endroits marécageux, ces vastes bas-fonds, un homme en cuissardes de pêche pouvait parcourir de longues distances, une bonne trentaine de kilomètres, sans jamais perdre pied. Parfois, les savants de Jackson le faisaient, à l’affût d’une volée de vieilles buses qui vivaient là, au fond des bois, et qu’ils essayaient de prendre en photo.

Hydro refusait de se tourner vers son papa, à l’arrière. Il ne regardait ni à droite ni à gauche, seulement droit devant, dans les ténèbres du marécage. Ah:! Si son papa avait pu tomber à l’eau et se noyer:! Il se l’imaginait, il l’espérait, pour qu’enfin tout soit perdu, qu’il n’y ait plus à attendre.

Il leva la tête, à la recherche de perroquets, ou quoi que puissent être ces oiseaux sauvages aux couleurs de la jungle, tête rouge, bec jaune recourbé et longue queue verte, qu’on ne trouvait nulle part ailleurs dans le Mississippi, pas même dans le golfe du Mexique, et qui traversaient les cieux le matin et poussaient des cris évoquant des voix africaines.

Il ne vit que la lune et les étoiles au-dessus de lui. Il n’y avait pas de perroquets ce soir, pas d’oiseaux sauvages. Y en avait-il jamais eu:? Avait-il vraiment vu des perroquets:? Avait-il jamais aimé qui que ce soit, même son père:?

Dans la partie la plus profonde du bayou, en direction de l’île, vers laquelle le bateau naviguait à présent, des singes sautaient d’arbre en arbre, se reposaient à l’ombre et grignotaient des feuilles tendres et les barbes de mousse espagnole.

Hydro leva les yeux vers les cimes et les vit là, endormies sous la pleine lune, de petites familles avec des papas et des bébés singes, et même des mamans qui les aimaient. On racontait que ces singes descendaient d’un couple apprivoisé qui aurait faussé compagnie à un homme-orchestre, il y avait bien longtemps.

À part le camp de pêche de l’île de Monsieur Raney, il n’y avait aucune habitation dans les parages.

Une fois par semaine, Monsieur Roy apportait le courrier dans un canot à moteur, et il lui arrivait de discuter avec Monsieur Raney jusqu’à si tard qu’il n’était pas sûr de pouvoir retrouver sa route vers la terre ferme sans se perdre dans l’obscurité, percuter un pieu, voire coincer une branche dans l’hélice, alors il passait ces nuits-là au campement, à raconter des histoires du bon vieux temps jusqu’à l’aube, et il prenait du poisson frit au petit déjeuner avec des beignets, du ketchup et du Tabasco, avant de repartir sur les vastes étendues d’eau, en direction d’Attrape-Flèche, jusqu’à apercevoir le pont Roebuck et le mât du drapeau du bureau de poste.

Monsieur Roy était assez bel homme pour faire carrière à Hollywood, tout le monde s’accordait à le dire, et c’était vrai. S’il l’avait décidé, il aurait facilement pu percer dans le show-biz.

Il portait son uniforme en toutes circonstances – pantalon gris, chemise blanche avec insignes, casquette à écusson –, même le dimanche à l’église, même le samedi soir, quand il emmenait Madame Roy au café – au « dîner-spectacle:», comme ils disaient – et qu’ils mangeaient et buvaient du whisky réglementé avec de la glace, le mélangeant parfois à du Coca ou du Seven-Up.

Madame Roy disait qu’elle n’avait jamais pu résister à un homme en uniforme, et qu’elle ne voyait aucune raison de commencer aujourd’hui. C’était une blague entre eux, ça les faisait toujours rire, et ils semblaient plus amoureux que jamais.

Quand Monsieur Roy levait le camp le matin, après avoir distribué le courrier et passé la nuit à raconter ses bonnes vieilles histoires, comme la fois où il croyait avoir tué un serpent à coups de torche électrique, avant de s’apercevoir qu’en fait de serpent, c’était son propre bras engourdi qu’il avait réduit à un amas de chair sanguinolente, Monsieur Raney se tenait sur le ponton pour lui dire au revoir. Il lui arrivait d’agiter la main quand la vedette s’éloignait.

« La prochaine fois, ramène-moi des avis de recherche, lui demandait souvent Monsieur Raney. Ceux avec la photo. Mon fiston, il adore regarder ceux qu’ont la photo.:»

Hydro lui aussi faisait au revoir de la main depuis le ponton.

« Qu’est-ce que tu peux bien en faire, d’un avis de recherche, Hydro:?:», demandait Monsieur Roy.

Et Hydro répondait :

« Je sais pas.

— Tu sais pas:? reprenait Monsieur Roy.

— Il s’est inventé un jeu, expliquait Monsieur Raney. Il fait comme si les gars sur les photos étaient des gens qu’il connaissait. Il invente des histoires sur eux. Et il imagine que les femmes sont sa maman.

— C’est-y pas mignon… ironisait Monsieur Roy

— Mais c’est pas tout, disait Hydro.

— Ah bon:?

— Je pourrais bien attraper un de ces criminels sanguinaires.

— Tu pourrais attraper un de ces criminels sanguinaires:?

— Oui, je pourrais.

— Et qu’est-ce que tu en feras, de ton criminel sanguinaire, quand tu l’auras attrapé:?

— Je pourrais le livrer à la police. J’aurais une récompense. Je pourrais nous acheter une nouvelle maman.:»
Et Monsieur Roy de s’exclamer : « T’acheter une nouvelle maman:? Oh là là:!

— Monsieur Roy, vous moquez pas du gamin, disait Monsieur Raney.

— Eh bien, les avis de recherche ont un côté instructif, je vous l’accorde, continuait Monsieur Roy. Très instructif, même. On peut apprendre des tas de choses à partir d’un avis de recherche, pour sûr. Parfois autant qu’à l’école. Je l’ai toujours dit. Et puis, qui sait, ils peuvent peut-être vous aider à rencontrer des gens, des gens intéressants, comme quelqu’un que tu voudrais, je sais pas, moi, inviter à la maison pour en faire ta maman. J’essaie de te prendre au sérieux, Hydro, mais je suis pas tout à fait sûr de ce que tu veux dire au sujet d’une nouvelle maman.

— C’était pour rire, c’est tout, disait Hydro. Je racontais juste une histoire. Vous pouvez dire oh là là, si ça vous chante.

— Ma foi, c’est une bien belle histoire, concédait Monsieur Roy. Très jolie. Une récompense, une nouvelle maman, tout ça grâce à un avis de recherche. Elle est bien bonne, celle-là, Hydro. J’ai marché pendant une minute. Tu m’as bien eu. Oh là là.

— Ça pourrait être vrai, disait Hydro.

— Oui, c’est certain. Je peux pas écarter cette possibilité. Je peux rien écarter du tout. Ça pourrait être vrai.

— Taquinez pas le gamin, répétait Monsieur Raney.

— Que voulez-vous que je fasse d’autre:? Je me débrouille comme je peux, avec cette histoire d’avis de recherche:!:»

Il n’y avait guère de circulation dans les profondeurs du bayou, ni ce soir, sous les étoiles, ni jamais.

« Hydro, regarde là-bas:!:», cria Monsieur Raney par-dessus le vacarme du moteur.

Il pointait le doigt vers un gros arbre, avec des matériaux de construction au sommet.

Hydro ne se retourna pas, ne regarda ni à droite ni à gauche. Il savait ce que lui montrait son père. Il le faisait à chaque fois. La cabane dans l’arbre, ou ce qu’il en restait, une cabane sur trois niveaux qui avait encore son coin repas sur la plus haute couche de planches en contreplaqué.

Autrefois, quand Hydro n’était encore qu’un bébé, une famille habitait dans cet assemblage complexe de panneaux de bois, de cordes, de poulies, de tôle ondulée et de trappes, bien à l’écart, ici dans le marais, à quelques kilomètres du camp. Un homme, une femme et leurs trois enfants – des Blancs – y avaient logé.

C’est ce que son père lui avait raconté. Hydro pensait que c’était vrai, même s’il n’avait jamais rencontré l’un d’entre eux.

Ils vivaient de la pêche, de la capture d’oiseaux aquatiques et de la cueillette d’oseille crépue, d’oignons sauvages et de laitue de bruyère, qu’ils faisaient bouillir avant de la manger, et ils n’attrapaient jamais la diarrhée:; ils avaient l’habitude, pas comme les gens normaux tels qu’Hydro et son père.

Les légumes sauvages, tout frais du marais, auraient envoyé Monsieur Raney sur son pot de chambre pendant une bonne semaine, s’il s’était contenté de les faire bouillir avant de les consommer.

Ces gens-là, dans leur cabane, ils détournaient l’électricité des lignes haute tension qui passaient à travers les arbres pour éclairer l’île de Monsieur Raney.

C’était dangereux, mais ils le faisaient, et ça fonctionnait, leur cabane était éclairée, et Monsieur Raney s’acquittait chaque mois des quelques cents que cela rajoutait à sa facture.

Le week-end, Monsieur Roy leur apportait le journal du dimanche, et le soir, l’homme et la femme, en salopette, s’asseyaient dans leurs fauteuils en haut de l’arbre, où ils lisaient Alley Oop, Little Orphan Annie et Pim Pam Poum, tout en écoutant Amos ’n’ Andy à la radio.

L’un des enfants avait un animal de compagnie, un chat ou un chien, personne ne s’en souvenait au juste. Le bruit courait qu’ils mangeaient de la viande de singe, leur voisin à longue queue qui vivait dans les arbres alentour, du cannibalisme, d’après certains, un véritable scandale, un crime, une honte:; tout ça, c’était il y a très, très longtemps, c’étaient peut-être des racontars, comme pour beaucoup de choses dans ce monde.

Un jour, Hydro avait demandé : « Comment ils faisaient la grosse commission:?

— Eh bien, à peu près comme tout le monde, je dirais:», avait répondu Monsieur Raney.
Ce soir, Hydro aurait aimé poser à nouveau la question, mais il ne voulait pas donner cette satisfaction à son papa. Il savait bien qu’ils faisaient la grosse commission comme tout le monde – mais comment faisaient-ils pour la descendre de l’arbre:?

Ils étaient partis à présent, les gens dans les arbres:; il ne restait plus que la cabane, ou plutôt ses ruines. Personne ne connaissait le fin mot de l’histoire. Hydro disait qu’il ne les avait jamais vus.

« Bien sûr que si, affirmait son père.

— Non:», répondait Hydro.

Une ou deux fois par an, un garde-chasse passait les voir en bateau à moteur. Il vérifiait les permis de Monsieur Raney, les renouvelait si nécessaire. Il apportait des pierres à sel pour les cerfs de l’île. En général, il passait la journée et la nuit, et prenait avec lui une canne et un leurre Lucky 13, histoire de pêcher un peu.