Joan G. Robinson

Souvenirs de Marnie

 

1. ANNA

Madame Preston, avec son éternel air inquiet, rajusta le chapeau d’Anna.

« Sois sage, lui dit-elle. Amuse-toi, et… reviens-moi ­heureuse et bronzée… et contente.:»

Elle prit la jeune fille dans ses bras et l’embrassa une ­dernière fois pour qu’Anna se sente aimée, en sécurité, ­acceptée.

Mais Anna voyait bien que Madame Preston forçait les choses et aurait préféré qu’elle s’abstienne. Ça créait une sorte de barrière entre elles, à tel point qu’elle ne réussit pas à lui dire au revoir de façon naturelle, avec une étreinte spontanée, celle qui venait si facilement aux autres enfants, et qui aurait réjoui Madame Preston.

Au lieu de ça, elle resta immobile sur le quai, devant la porte ouverte de son wagon, valise à la main, priant pour paraître la plus neutre possible et pour que le train parte le plus vite possible.

Madame Preston, remarquant l’expression neutre d’Anna, qu’elle qualifiait pour elle-même de « visage de marbre:», poussa un soupir et se résigna à aborder les détails pratiques.

« N’oublie pas, ta grosse valise est sur le porte-bagages, et ton magazine de bandes dessinées dans la poche de ton imperméable.:»
Puis elle sortit quelque chose de son sac à main.

« Tiens. Du chocolat pour le voyage, et un paquet de mouchoirs pour t’essuyer.:»

Un sifflet retentit et un contrôleur commença à claquer les portes des voitures. Madame Preston pressa gentiment Anna.

« Tu ferais bien de monter, ma puce. Ton train va partir.:»

Anna, après avoir grimpé les marches en marmonnant que ce n’était pas la peine de pousser, se tint à la fenêtre ouverte du compartiment, le visage toujours aussi fermé.

« Embrasse bien Madame Pegg et Sam pour moi, et ­dis-leur que j’espère vous rendre visite bientôt… Enfin, si j’arrive à trouver un aller-retour sur une journée…:»

Le train se mit doucement en branle et Madame Preston bafouilla::

« Envoie-moi une carte à ton arrivée. Souviens-toi, ils ­t’attendent à la gare d’Heacham. Cherche-les bien, surtout:! Et n’oublie pas que tu as une correspondance à King’s Lynn. Tu ne peux pas te tromper. J’ai glissé la carte postale déjà timbrée avec l’adresse dessus dans la poche ­intérieure de ta valise. Juste pour dire que tu es bien arrivée, d’accord:? Au revoir, ma puce, et surtout sois sage.:»

Alors que Madame Preston commençait à courir le long du quai – paraissant soudain pathétique, presque ­im­plorante –, Anna sentit quelque chose en elle se radoucir. Elle se pencha à la fenêtre et cria::

« Au revoir, ma tante:! Merci pour le chocolat:!:»

Le train prenant de la vitesse, Anna eut à peine le temps de voir l’air inquiet se changer en sourire lorsque Madame Preston avait entendu la manière inhabituelle dont Anna l’avait appelée, qu’elle la perdit de vue dans un virage.

Anna s’assit sans prêter attention à ses voisins, prit quatre carrés de chocolat, mit le reste dans sa poche avec le paquet de mouchoirs et ouvrit son magazine.

Deux heures, ou plus même, avant d’arriver à King’s Lynn. Avec un peu de chance, si elle se contentait de rester la plus « neutre:» possible, ­personne ne lui adresserait la parole. Elle pourrait lire et admirer le paysage en ne pensant à rien.

En ce moment, Anna passait le plus clair de son temps à ne penser à rien. C’était même à cause de cette fâcheuse habitude qu’elle allait séjourner dans le Norfolk, chez ­Monsieur et Madame Pegg. À cause de ça… et d’autres choses.

Des choses difficiles à expliquer, trop vagues, trop abstraites. C’était le fait de ne pas vraiment avoir de meilleure amie comme tout le monde, de ne pas vraiment vouloir inviter des camarades à goûter et de ne pas vraiment tenir à être invitée non plus.

Madame Preston ne parvenait pas à croire qu’Anna n’y accorde aucune importance. Elle faisait sans cesse des réflexions, comme:: « Oh, quel dommage:! Ils sont allés à la patinoire et ne t’ont pas proposé:?:» (Ou au cinéma, ou au zoo, ou pour faire une balade, ou encore une chasse au trésor.)

Et:: « Pourquoi tu ne leur demanderais pas, la prochaine fois:? Dis-leur que tu aimerais bien les accompagner. Par exemple, dis:: “Si vous voulez d’une personne en plus, je suis libre. J’adorerais venir.” Si tu ne montres pas que tu es intéressée, ils ne peuvent pas le deviner.:»

Sauf qu’Anna n’était pas intéressée. Plus maintenant. Elle savait parfaitement – même si elle n’aurait jamais pu l’expliquer à Madame Preston – que les goûters, les fêtes et les amis, c’était bon pour les autres, parce que les autres étaient « dedans:», à l’intérieur d’un genre de cercle ­invisible et magique. Anna, quant à elle, restait « dehors:».

Si bien qu’elle n’avait rien à voir avec ces choses. C’était aussi simple que ça.

Ensuite, il y avait le problème du tunessaiesmêmepas. Anna y pensait toujours comme à un seul long mot, tant on le lui avait rabâché ces six derniers mois.

Mademoiselle Davison, sa maîtresse, lui avait reproché:: « Anna, tunessaiesmêmepas.:» Elle l’avait même écrit sur son bulletin au dernier trimestre. Et Madame Preston le lui disait aussi à la maison.

« Ce n’est pas comme si quelque chose n’allait pas. Tu n’as pas de problème, et je suis sûre que tu es aussi ­intelligente que n’importe qui. Mais tunessaiesmêmepas, et à cause de ça, tu risques de gâcher ton avenir.:»

Et lorsqu’on lui demandait dans quel collège Anna irait, puis dans quel lycée, Madame Preston répondait:: « Je n’en ai pas la moindre idée. Hélas, elle n’essaie même pas. Ça ne va pas être évident de trouver quoi faire d’elle.:»

Tout ça laissait Anna de marbre. Comme pour le reste, elle n’était absolument pas inquiète. C’étaient les autres qui s’inquiétaient pour elle.

D’abord, Madame Preston, ensuite, Mademoiselle Davison, et même le Docteur Brown, qu’on avait fait venir quand elle avait eu une crise d’asthme et dû rater la classe pendant presque deux semaines déjà.

« Il paraît que tu t’inquiètes pour l’école, avait fait remarquer le médecin, le regard empreint de gentillesse.

— Pas du tout. C’est elle, avait marmonné Anna.

— Ah…:»

Le Docteur Brown faisait les cent pas dans la chambre, soulevant des bibelots avant de les reposer.

« Et tu te sens nauséeuse avant une leçon de mathématiques:?

— Ça arrive.

— Ah…:»

Il avait remis un cochon en porcelaine sur le manteau de la cheminée et scruté ses petits yeux noirs peints avec le plus grand sérieux.

« Moi, je pense que tu t’inquiètes:», avait-il murmuré.

Silence d’Anna.

« J’ai raison:? avait-il insisté en se tournant vers elle.

— Je croyais que vous parliez au cochon.:»
Le Docteur Brown avait failli sourire, mais le visage d’Anna était si grave qu’il avait répondu sur le même ton.

« Je vais te dire pourquoi. Je pense que tu t’inquiètes parce que ta…:»
Laissant sa phrase en suspens, il s’était rapproché d’elle.

« Comment l’appelles-tu:?

— Qui:?

— Madame Preston. Tu l’appelles ta tante, c’est ça:?:»
Anna avait confirmé d’un hochement de tête.

« Je pense que tu t’inquiètes parce que ta tante est inquiète, voilà. Tu ne crois pas:?

— Je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas moi.:»

Il avait cessé ses allées et venues dans la chambre pour observer Anna dans son lit, avec sa respiration sifflante et le masque de la fille « neutre:» qu’elle avait pris soin d’enfiler.

Ensuite, il avait jeté un coup d’œil à sa montre, et conclu d’un ton abrupt:: « Bien, bien. Tout va pour le mieux alors, n’est-ce pas:?:» Avant de filer au rez-de-chaussée pour parler à Madame Preston.

Après, tout était allé très vite. D’abord, Anna n’était pas retournée à l’école, même s’il restait encore six bonnes semaines avant les grandes vacances. À la place, Madame Preston l’avait emmenée faire les magasins pour lui acheter un short, des chaussures en toile et un gros pull.

Ensuite, Madame Preston avait reçu une réponse à la lettre envoyée à sa vieille amie, Susan Pegg, qui disait oui, bien sûr que la petite pouvait venir et avec plaisir. Ils seraient contents de la garder, même s’ils n’étaient plus tout jeunes et que les rhumatismes de Sam étaient comme qui dirait chroniques depuis cet hiver.

Mais étant donné qu’Anna était une gamine bien sage et pas trop portée sur la vadrouille, ils espéraient qu’elle s’y plairait.

« “Comme tu t’en rappelles peut-être, ajouta Madame Pegg en citant la lettre, on vit sans chichi dans nos lares, mais les lits sont confortables et on manque de rien depuis qu’on a la télé.”

— Qu’est-ce qu’elle veut dire par “nos lares”:?

— Elle parle de sa maison. C’est comme ça qu’ils disent dans le Norfolk.

— Oh.:»

Alors, et contre toute attente, Anna avait claqué la porte de la salle à manger et grimpé bruyamment à l’étage.

« Qu’est-ce que j’ai bien pu dire:?:», s’était demandé Madame

Preston en glissant la lettre dans le tiroir du buffet pour penser à la montrer à son mari quand il rentrerait. Jamais elle n’aurait pu le deviner, mais brusquement et de façon déraisonnable, Anna s’était offusquée d’être décrite comme une « gamine bien sage:». Ne pas avoir envie de parler aux gens était une chose, mais se faire réduire à ça…

En montant l’escalier d’un pas rageur, Anna entendait prouver qu’elle n’avait rien en commun avec cette ­description.

Se remémorant la scène dans le train alors qu’elle feignait de lire son magazine (terminé depuis longtemps), Anna soupçonna brusquement les occupants de son compartiment de la juger de la même manière.

Elle fronça les sourcils, leva la tête pour la première fois et les fusilla un à un du regard. Le premier, un vieil homme, dormait à poings fermés contre une vitre.

La femme face à lui avait sorti un miroir de poche pour rectifier son maquillage. Anna, qui la fixa un long moment, fascinée, se rendit compte qu’elle en oubliait de froncer les sourcils et se concentra sur sa propre voisine, à qui elle jeta un regard noir – mais elle aussi était assoupie.

Le masque « neutre:» avait fonctionné. Personne ne l’avait même remarquée. Soulagée, Anna tourna son attention vers le paysage, contempla les vastes plaines ­marécageuses, avec leurs fermes isolées les unes des autres par les champs, et ne pensa absolument à rien.

Joen G. Robinson

Souvenirs de Marnie

1. ANNA

Madame Preston, avec son éternel air inquiet, rajusta le chapeau d’Anna.

« Sois sage, lui dit-elle. Amuse-toi, et… reviens-moi ­heureuse et bronzée… et contente.:»

Elle prit la jeune fille dans ses bras et l’embrassa une ­dernière fois pour qu’Anna se sente aimée, en sécurité, ­acceptée.

Mais Anna voyait bien que Madame Preston forçait les choses et aurait préféré qu’elle s’abstienne. Ça créait une sorte de barrière entre elles, à tel point qu’elle ne réussit pas à lui dire au revoir de façon naturelle, avec une étreinte spontanée, celle qui venait si facilement aux autres enfants, et qui aurait réjoui Madame Preston.

Au lieu de ça, elle resta immobile sur le quai, devant la porte ouverte de son wagon, valise à la main, priant pour paraître la plus neutre possible et pour que le train parte le plus vite possible.

Madame Preston, remarquant l’expression neutre d’Anna, qu’elle qualifiait pour elle-même de « visage de marbre:», poussa un soupir et se résigna à aborder les détails pratiques.

« N’oublie pas, ta grosse valise est sur le porte-bagages, et ton magazine de bandes dessinées dans la poche de ton imperméable.:»
Puis elle sortit quelque chose de son sac à main.

« Tiens. Du chocolat pour le voyage, et un paquet de mouchoirs pour t’essuyer.:»

Un sifflet retentit et un contrôleur commença à claquer les portes des voitures. Madame Preston pressa gentiment Anna.

« Tu ferais bien de monter, ma puce. Ton train va partir.:»

Anna, après avoir grimpé les marches en marmonnant que ce n’était pas la peine de pousser, se tint à la fenêtre ouverte du compartiment, le visage toujours aussi fermé.

« Embrasse bien Madame Pegg et Sam pour moi, et ­dis-leur que j’espère vous rendre visite bientôt… Enfin, si j’arrive à trouver un aller-retour sur une journée…:»

Le train se mit doucement en branle et Madame Preston bafouilla::

« Envoie-moi une carte à ton arrivée. Souviens-toi, ils ­t’attendent à la gare d’Heacham. Cherche-les bien, surtout:! Et n’oublie pas que tu as une correspondance à King’s Lynn. Tu ne peux pas te tromper. J’ai glissé la carte postale déjà timbrée avec l’adresse dessus dans la poche ­intérieure de ta valise. Juste pour dire que tu es bien arrivée, d’accord:? Au revoir, ma puce, et surtout sois sage.:»

Alors que Madame Preston commençait à courir le long du quai – paraissant soudain pathétique, presque ­im­plorante –, Anna sentit quelque chose en elle se radoucir. Elle se pencha à la fenêtre et cria::

« Au revoir, ma tante:! Merci pour le chocolat:!:»

Le train prenant de la vitesse, Anna eut à peine le temps de voir l’air inquiet se changer en sourire lorsque Madame Preston avait entendu la manière inhabituelle dont Anna l’avait appelée, qu’elle la perdit de vue dans un virage.

Anna s’assit sans prêter attention à ses voisins, prit quatre carrés de chocolat, mit le reste dans sa poche avec le paquet de mouchoirs et ouvrit son magazine.

Deux heures, ou plus même, avant d’arriver à King’s Lynn. Avec un peu de chance, si elle se contentait de rester la plus « neutre:» possible, ­personne ne lui adresserait la parole. Elle pourrait lire et admirer le paysage en ne pensant à rien.

En ce moment, Anna passait le plus clair de son temps à ne penser à rien. C’était même à cause de cette fâcheuse habitude qu’elle allait séjourner dans le Norfolk, chez ­Monsieur et Madame Pegg. À cause de ça… et d’autres choses.

Des choses difficiles à expliquer, trop vagues, trop abstraites. C’était le fait de ne pas vraiment avoir de meilleure amie comme tout le monde, de ne pas vraiment vouloir inviter des camarades à goûter et de ne pas vraiment tenir à être invitée non plus.

Madame Preston ne parvenait pas à croire qu’Anna n’y accorde aucune importance. Elle faisait sans cesse des réflexions, comme:: « Oh, quel dommage:! Ils sont allés à la patinoire et ne t’ont pas proposé:?:» (Ou au cinéma, ou au zoo, ou pour faire une balade, ou encore une chasse au trésor.)

Et:: « Pourquoi tu ne leur demanderais pas, la prochaine fois:? Dis-leur que tu aimerais bien les accompagner. Par exemple, dis:: “Si vous voulez d’une personne en plus, je suis libre. J’adorerais venir.” Si tu ne montres pas que tu es intéressée, ils ne peuvent pas le deviner.:»

Sauf qu’Anna n’était pas intéressée. Plus maintenant. Elle savait parfaitement – même si elle n’aurait jamais pu l’expliquer à Madame Preston – que les goûters, les fêtes et les amis, c’était bon pour les autres, parce que les autres étaient « dedans:», à l’intérieur d’un genre de cercle ­invisible et magique. Anna, quant à elle, restait « dehors:».

Si bien qu’elle n’avait rien à voir avec ces choses. C’était aussi simple que ça.

Ensuite, il y avait le problème du tunessaiesmêmepas. Anna y pensait toujours comme à un seul long mot, tant on le lui avait rabâché ces six derniers mois.

Mademoiselle Davison, sa maîtresse, lui avait reproché:: « Anna, tunessaiesmêmepas.:» Elle l’avait même écrit sur son bulletin au dernier trimestre. Et Madame Preston le lui disait aussi à la maison.

« Ce n’est pas comme si quelque chose n’allait pas. Tu n’as pas de problème, et je suis sûre que tu es aussi ­intelligente que n’importe qui. Mais tunessaiesmêmepas, et à cause de ça, tu risques de gâcher ton avenir.:»

Et lorsqu’on lui demandait dans quel collège Anna irait, puis dans quel lycée, Madame Preston répondait:: « Je n’en ai pas la moindre idée. Hélas, elle n’essaie même pas. Ça ne va pas être évident de trouver quoi faire d’elle.:»

Tout ça laissait Anna de marbre. Comme pour le reste, elle n’était absolument pas inquiète. C’étaient les autres qui s’inquiétaient pour elle.

D’abord, Madame Preston, ensuite, Mademoiselle Davison, et même le Docteur Brown, qu’on avait fait venir quand elle avait eu une crise d’asthme et dû rater la classe pendant presque deux semaines déjà.

« Il paraît que tu t’inquiètes pour l’école, avait fait remarquer le médecin, le regard empreint de gentillesse.

— Pas du tout. C’est elle, avait marmonné Anna.

— Ah…:»

Le Docteur Brown faisait les cent pas dans la chambre, soulevant des bibelots avant de les reposer.

« Et tu te sens nauséeuse avant une leçon de mathématiques:?

— Ça arrive.

— Ah…:»

Il avait remis un cochon en porcelaine sur le manteau de la cheminée et scruté ses petits yeux noirs peints avec le plus grand sérieux.

« Moi, je pense que tu t’inquiètes:», avait-il murmuré.

Silence d’Anna.

« J’ai raison:? avait-il insisté en se tournant vers elle.

— Je croyais que vous parliez au cochon.:»
Le Docteur Brown avait failli sourire, mais le visage d’Anna était si grave qu’il avait répondu sur le même ton.

« Je vais te dire pourquoi. Je pense que tu t’inquiètes parce que ta…:»
Laissant sa phrase en suspens, il s’était rapproché d’elle.

« Comment l’appelles-tu:?

— Qui:?

— Madame Preston. Tu l’appelles ta tante, c’est ça:?:»
Anna avait confirmé d’un hochement de tête.

« Je pense que tu t’inquiètes parce que ta tante est inquiète, voilà. Tu ne crois pas:?

— Je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas moi.:»

Il avait cessé ses allées et venues dans la chambre pour observer Anna dans son lit, avec sa respiration sifflante et le masque de la fille « neutre:» qu’elle avait pris soin d’enfiler.

Ensuite, il avait jeté un coup d’œil à sa montre, et conclu d’un ton abrupt:: « Bien, bien. Tout va pour le mieux alors, n’est-ce pas:?:» Avant de filer au rez-de-chaussée pour parler à Madame Preston.

Après, tout était allé très vite. D’abord, Anna n’était pas retournée à l’école, même s’il restait encore six bonnes semaines avant les grandes vacances. À la place, Madame Preston l’avait emmenée faire les magasins pour lui acheter un short, des chaussures en toile et un gros pull.

Ensuite, Madame Preston avait reçu une réponse à la lettre envoyée à sa vieille amie, Susan Pegg, qui disait oui, bien sûr que la petite pouvait venir et avec plaisir. Ils seraient contents de la garder, même s’ils n’étaient plus tout jeunes et que les rhumatismes de Sam étaient comme qui dirait chroniques depuis cet hiver.

Mais étant donné qu’Anna était une gamine bien sage et pas trop portée sur la vadrouille, ils espéraient qu’elle s’y plairait.

« “Comme tu t’en rappelles peut-être, ajouta Madame Pegg en citant la lettre, on vit sans chichi dans nos lares, mais les lits sont confortables et on manque de rien depuis qu’on a la télé.”

— Qu’est-ce qu’elle veut dire par “nos lares”:?

— Elle parle de sa maison. C’est comme ça qu’ils disent dans le Norfolk.

— Oh.:»

Alors, et contre toute attente, Anna avait claqué la porte de la salle à manger et grimpé bruyamment à l’étage.

« Qu’est-ce que j’ai bien pu dire:?:», s’était demandé Madame

Preston en glissant la lettre dans le tiroir du buffet pour penser à la montrer à son mari quand il rentrerait. Jamais elle n’aurait pu le deviner, mais brusquement et de façon déraisonnable, Anna s’était offusquée d’être décrite comme une « gamine bien sage:». Ne pas avoir envie de parler aux gens était une chose, mais se faire réduire à ça…

En montant l’escalier d’un pas rageur, Anna entendait prouver qu’elle n’avait rien en commun avec cette ­description.

Se remémorant la scène dans le train alors qu’elle feignait de lire son magazine (terminé depuis longtemps), Anna soupçonna brusquement les occupants de son compartiment de la juger de la même manière.

Elle fronça les sourcils, leva la tête pour la première fois et les fusilla un à un du regard. Le premier, un vieil homme, dormait à poings fermés contre une vitre.

La femme face à lui avait sorti un miroir de poche pour rectifier son maquillage. Anna, qui la fixa un long moment, fascinée, se rendit compte qu’elle en oubliait de froncer les sourcils et se concentra sur sa propre voisine, à qui elle jeta un regard noir – mais elle aussi était assoupie.

Le masque « neutre:» avait fonctionné. Personne ne l’avait même remarquée. Soulagée, Anna tourna son attention vers le paysage, contempla les vastes plaines ­marécageuses, avec leurs fermes isolées les unes des autres par les champs, et ne pensa absolument à rien.