Mark Z. Danielewski

La Maison des feuilles

I


I saw a film today, oh boy…
— The Beatles


Enthousiastes et détracteurs auront beau épuiser des dictionnaires entiers pour tenter de la décrire ou de la tourner en dérision, l’authenticité reste le mot le plus susceptible de provoquer le débat. Le fait est que cette obsession majeure – valider ou pas les enregistrements audio et vidéo – soulève invariablement un problème parallèle et plus général : déterminer si oui ou non, avec l’avènement du numérique, l’image a abdiqué son emprise naguère incontestable sur la vérité [1].

Dans l’ensemble, les sceptiques qualifient toute cette affaire de canular, néanmoins ils reconnaissent que Le Navidson Record est un canular d’une exceptionnelle qualité. Malheureusement, ceux qui le tiennent pour authentique ont en général tendance à prendre au sérieux les ovnis qui font la une des tabloïds. À l’évidence, il n’est pas facile de paraître crédible quand, après s’être porté garant de la véracité du film, on se met soudain à expliquer pourquoi Elvis est toujours vivant et probablement en train d’hiberner dans les Keys de Floride [2]. Une chose demeure certaine : les controverses déclenchées par le film de Billy Meyer sur les soucoupes volantes [3] ont été supplantées par la maison d’Ash Tree Lane.”

Bien que de nombreuses personnes continuent à consacrer un temps et une énergie considérables aux antinomies réalité ou fiction, représentation ou artifice, document ou coup monté, ces derniers temps, les textes les plus intéressants portent exclusivement sur l’interprétation des événements intrinsèques au film. Cette tendance semble plus prometteuse, même si la maison elle-même, tel le béhémoth de Melville, demeure rétive à toute synthèse.

Tout comme son sujet, Le Navidson Record entre lui aussi difficilement dans une catégorie ou un genre. Qu’on qualifie ce documentaire de récit gothique, de mythe folklorique urbain et contemporain, ou simplement d’histoire de revenants, ne l’empêchera pas, tôt ou tard, d’échapper à ces carcans. Il existe trop d’éléments dans Le Navidson Record qui chevauchent les diverses frontières existantes. Là où on s’attendrait à de l’horreur, du surnaturel, ou aux paroxysmes traditionnels de l’effroi et de la peur, on découvre une tristesse dérangeante, un passage sur les isotopes radioactifs, ou même un épisode des Simpson qui déclenche des rires.

Au XVIIe siècle, le plus grand topographe anglais de mondes sataniques et divins a prévenu que l’Enfer n’était rien de moins que des « régions de chagrin, obscurité plaintive, où la paix, où le repos, ne peuvent jamais habiter, l’espérance jamais venir, elle qui vient à tous », faisant ainsi écho aux paroles recopiées par le plus célèbre touriste des Enfers : « Dinanzi a me non fuor cose create / Se non etterne, e io etterna duro. / Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate. » [4]

Même aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ont toujours le sentiment que Le Navidson Record, en dépit de tous ses raffinements existentiels et de toutes ses allusions contemporaines, continue de refléter ces mêmes sentiments.

Le fait est que quelques fervents intellectuels ont déjà entrepris de considérer ce film comme un avertissement, en soi et à soi-même adressé, digne de figurer aux frontons d’écoles comme l’architectonisme, le post-post-modernisme, le conséquentialisme, le néo-plasticisme, la phénoménologie, la théorie de l’information, le marxisme, la bio-sémantique, sans parler de la psychologie, de la médecine, de la spiritualité New Age, de l’art et même du néo-minimalisme.

Will Navidson, toutefois, ne cesse d’insister pour qu’on prenne son documentaire au pied de la lettre. Comme il le dit lui-même : « …ne voyez là rien d’autre que ce qu’il y a. Et si un jour vous passez devant cette maison, ne vous arrêtez pas, ne ralentissez pas, passez votre chemin. Il n’y a rien là-dedans. Faites attention. »
Étant donné la façon dont s’achève le film, il n’est pas surprenant que plus d’un ait décidé de suivre son conseil.

La première fois que Le Navidson Record apparut, ce ne fut pas tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il y a presque sept ans, ce qu’on put voir s’intitulait Le Couloir de Cinq Minutes et Demie – une illusion d’optique d’une durée de cinq minutes et demie, à peine digne du premier étudiant en cinéma fraîchement sorti de l’université de New York. Le problème, bien sûr, venait de la déclaration qui l’accompagnait, selon laquelle tout était vrai.

Dans un plan continu, Navidson, que nous ne voyons en fait jamais, cadre un instant une porte dans le mur nord de son salon avant de sortir de la maison par une fenêtre située à l’est de cette porte, puis trébuche légèrement dans un parterre de fleurs, dirige à nouveau la caméra du sol vers le mur blanc extérieur, marche vers la droite et s’introduit de nouveau dans la maison par une seconde fenêtre, située cette fois à l’ouest de cette porte, où nous l’entendons rouspéter légèrement alors qu’il se cogne la tête au rebord, déclenchant un rire discret chez ceux qui sont présents dans la pièce, vraisemblablement Karen, son frère Tom et son ami Billy Reston – même si, comme Navidson, eux non plus n’apparaissent pas à l’image –, avant de finalement nous ramener au point de départ, achevant ainsi de contourner la porte et prouvant du coup, sans l’ombre d’un doute, que la seule chose possible sur laquelle cette porte puisse s’ouvrir c’est de l’isolant ou un mur, et c’est alors que cessent les rires, tandis que la main de Navidson apparaît dans le cadre et pousse la porte, révélant un étroit et sombre couloir d’au moins trois mètres de long, incitant Navidson à mener de nouveau son enquête, nous entraînant une fois de plus dans une pérégrination autour de cet étrange couloir, passant et repassant par les fenêtres, dirigeant la caméra là où le couloir devrait se trouver mais ne révélant rien d’autre que le jardin – nulle protubérance de trois mètres, rien que des massifs de roses, un pistolet à fléchettes en mousse tout sale, et l’air d’été translucide – en soi un exercice d’incrédulité qui malgré les meilleures intentions ramène encore Navidson à cet impossible couloir, jusqu’au moment où, alors que la caméra commence à se rapprocher, menaçant cette fois d’y pénétrer pour de bon, Karen lâche d’un ton sec : « Ne t’avise pas de retourner là-dedans, Navy », sur quoi Tom ajoute : « Ouais, c’est pas une super idée », arrêtant ainsi Navidson sur le seuil, bien que ce dernier tende néanmoins une main à l’intérieur, la retire finalement et l’examine, comme si le simple regard pouvait déceler autre chose, puis fournit la réponse neutre qui sert également de conclusion, abrupte, certes, à cet étrange court métrage : « C’est glacial là-dedans. »

La dissémination du Couloir de Cinq Minutes et Demie parut motivée par la seule curiosité. Personne ne le distribua officiellement, aussi ne figura-t-il jamais dans aucun festival de cinéma ni dans le circuit commercial.

Au lieu de cela, des copies VHS circulèrent de main en main, des repiquages d’une qualité de plus en plus dégradée d’une vidéo amateur montrant une maison franchement bizarre, avec très peu de détails concernant ses propriétaires ou même l’auteur du film.

Moins d’un an plus tard, un autre court métrage fit son apparition. Il fut encore plus avidement recherché que Le Couloir de Cinq Minutes et Demie, et donna lieu à de ferventes investigations pour débusquer Navidson et sa maison, qui toutes, pour une raison ou une autre, échouèrent.

À la différence du premier, il ne s’agissait plus là d’un plan-séquence, ce qui poussa de nombreuses personnes à penser que les huit minutes constituant Exploration #4 étaient en fait les parties d’un plus grand tout.

La structure d’Exploration #4 est discontinue, discordante, voire, comme le démontrent quantité de raccords médiocres, bâclée. Le premier plan montre Navidson en train de finir une phrase. Il est fatigué, déprimé et pâle. « …des jours, je crois. Et je… Je ne sais pas. » [Il boit quelque chose ; on ignore quoi.] « En fait, j’aimerais y mettre le feu. Mais j’arrive pas à penser assez clairement pour passer à l’acte. » [Rires.] « Et maintenant… ça. »

Le plan suivant montre Karen et Tom se disputer pour savoir s’il faut, oui ou non, « partir à sa recherche ». À ce stade, on ne sait pas de qui ils parlent.

Suivent plusieurs autres plans.

Des arbres en hiver.

Du sang sur le sol d’une cuisine.

Un plan d’un des enfants (Daisy) qui pleure.

Puis retour à Navidson : « Juste cette cassette que j’ai largement vue et revue, davantage un souvenir qu’autre chose. Et pourtant je ne sais toujours pas : avait-il raison ou simplement perdu la tête ? »

Suivi de trois autres plans.

Des couloirs sombres.

Des pièces sans fenêtre.

Des escaliers.

Puis une autre voix : « Je suis perdu. Plus de nourriture. Très peu d’eau. Aucun sens de l’orientation. Oh mon Dieu… » La personne qui parle est un barbu aux larges épaules et au regard affolé. Il s’exprime vite et paraît essoufflé : « Holloway Roberts. Né à Menomonie, dans le Wisconsin. Licence à l’Université de Mass. Il y a quelque chose ici. Une chose qui me suit. Non, qui me traque. Ça fait des jours qu’elle me traque mais pour une raison qui m’échappe, elle n’attaque pas. Elle attend, elle attend quelque chose. Je ne sais pas quoi. Holloway Roberts. Menomonie, Wisconsin. Je ne suis pas seul ici. Je ne suis pas seul. »

Mettant ainsi un terme à cet étrange extrait qui, comme le révéla la sortie du Navidson Record, était en partie incomplet.

Puis, plus rien pendant deux ans. Peu d’indices sur l’identité de ces personnes, même si des photographes de presse finirent par reconnaître dans l’auteur du film Will Navidson, le célèbre photoreporter qui avait reçu le Pulitzer pour une photo de fillette agonisante au Soudan. Malheureusement, cette découverte ne donna lieu qu’à quelques mois d’intense spéculation, ensuite de quoi, eu égard à l’absence de presse, de preuves, d’une localisation de la maison ou d’ailleurs de tout commentaire de Navidson lui-même, l’intérêt décrut.

La plupart des gens se contentèrent de reléguer la chose au rang d’étrange canular ou, du fait de son aspect inhabituel et fantasque, d’une absurde observation d’ovni. Toutefois, des copies médiocres circulèrent bel et bien, et dans certains cercles académiques branchés un débat se fit jour : le sujet était-il une maison hantée ?

Qu’entendait Holloway par « perdu » ? Comment quiconque pouvait-il se perdre dans une maison pendant des jours ? En outre, pourquoi quelqu’un d’aussi respecté que Navidson perdait-il son temps à tourner deux courts métrages de ce genre ? Et une fois de plus, s’agissait-il d’un artifice ou de la réalité ?

Certes, ce débat était en grande partie motivé par une sorte d’élitisme culturel démodé. Les gens parlaient des courts métrages de Navidson parce qu’ils avaient eu le privilège de les voir. Lee Sinclair soupçonne la majorité des enseignants, étudiants, artistes de SoHo et réalisateurs d’avant-garde qui ont glosé avec autant d’assurance – oralement ou par écrit – sur les cassettes, de n’en avoir même jamais visionné un seul plan : « Il n’y avait tout simplement pas autant de copies disponibles. » [6]

Bien que Le Couloir de Cinq Minutes et Demie et Exploration #4 aient été respectivement qualifiés de « teaser » et de « trailer », ce sont également d’étranges moments filmiques. À un niveau purement symbolique, ils offrent une réflexion riche en matériaux : la compression de l’espace, la puissance de l’imagination en vue de décompresser cet espace, la maison comme figure de l’illimité et de l’inconnaissable, etc. À un niveau strictement viscéral, ils génèrent d’énormes chocs et bizarreries.

Toutefois, l’aspect le plus agaçant des deux films vient de leur capacité à nous convaincre que tout a réellement eu lieu, la chose étant en partie imputable à des éléments vérifiables (Holloway Roberts, Will Navidson et al.), mais la plus grande part étant à mettre sur le compte d’une production rudimentaire – absence de maquillage, de bande sonore enrichie, ou de plans à la grue. Hormis pour le cadrage, le montage et, dans certains cas, les sous-titres [7] , il n’y a quasiment aucune place pour une intervention créatrice.

Qui aurait pu se douter que presque trois ans après que Le Couloir de Cinq Minutes et Demie eut commencé de circuler en VHS, Miramax diffuserait sans bruit Le Navidson Record dans quelques salles, déstabilisant immédiatement tous les spectateurs l’ayant vu.

Depuis sa sortie trois ans plus tôt en avril [8] à New York et à Los Angeles, Le Navidson Record a été projeté dans tous les États-Unis, et bien qu’il ne s’agisse pas d’un succès commercial, le film continue de rapporter des bénéfices autant que de susciter l’intérêt.

Les revues de cinéma publient régulièrement des articles, des critiques, des lettres ayant trait au film. Des livres entièrement consacrés au Navidson Record paraissent désormais avec régularité.

Quantité d’enseignants l’ont inscrit au programme de leurs séminaires, tandis que de nombreuses universités affirment déjà que des douzaines d’étudiants dans toutes sortes de disciplines ont écrit des thèses à son sujet.

Des commentaires et des références paraissent fréquemment dans les magazines Harper’s, The New Yorker, Esquire, Vanity Fair, Spin, ainsi que dans des émissions télévisées diffusées en deuxième partie de soirée. L’intérêt à l’étranger est également intense. Le Japon, la France et la Norvège lui ont tous décerné diverses récompenses, mais à ce jour le fantomatique Navidson ne s’est pas encore manifesté et n’en a accepté aucune. Même les prolixes frères Weinstein demeurent inhabituellement réticents quant au film et à son créateur.

La revue Interview a repris les propos suivants de Bob Weinstein : « C’est ce que c’est. » [9]

Le Navidson Record fait désormais partie de l’expérience culturelle des États-Unis. Cependant, bien que des centaines de milliers de personnes l’aient vu, le film n’en demeure pas moins une énigme.

Certains prétendent qu’il ne peut qu’être vrai, d’autres pensent qu’il s’agit d’un canular dans la lignée de la farce radiophonique La Guerre des Mondes d’Orson Welles. D’autres n’en ont cure, et admettent que d’une façon ou d’une autre Le Navidson Record est une fable plutôt réussie. Mais à ce jour, nombreux sont ceux qui n’en ont même jamais entendu parler.

Ces temps-ci, alors qu’il est peu probable que la clé de l’énigme nous soit livrée aussi tardivement, le film de Navidson semble voué au mieux à un statut culte. Seul son sens dramatique évident lui garantira une certaine aura dans les années à venir, mais son étrangeté inhérente l’empêchera à jamais de captiver le grand public.

 


1.  Un sujet examiné plus en détail dans le Chapitre IX.

2. Voir « Résurrection on Ash Tree Lane : Elvis, Noëls passés et autres entités imaginaires », de Daniel Bowler, publié dans La Maison (New York : Little Brown, 1995), p. 167-244, où l’auteur examine la contradiction inhérente à tout discours alléguant la résurrection aussi bien que l’existence de cet endroit.

3. Tout comme les Fées de Cottingley, la photographie de Kirlian, la pensographie de Ted Serios ou la photo prise par Alexander Gardner des morts confédérés.

4. La première phrase est tirée du Paradis perdu de Milton, Livre I, vers 65-67. La seconde vient de L’Enfer de Dante, Chant III, vers 7-9. En 1939, un type du nom de John D. Sinclair, des Presses universitaires d’Oxford, a traduit l’italien comme suit : “Devant moi, rien ne fut créé hormis des choses éternelles et je souffre éternellement. Abandonnez tout espoir, vous qui entrez.” [5]

5. Afin de limiter les confusions, les notes en bas de page de Monsieur Errand apparaîtront en Courrier, tandis que celles de Zampanò le seront en Times. Nous souhaitons préciser que nous n’avons jamais rencontré Monsieur Errand. Tous les problèmes qui ont concerné la publication ont été traités par courrier ou en de rares occasions au téléphone. — L’Éditeur

6. Lee Sinclair, « Dégénéré », in Ciné, bande-son et doublage au XXe siècle, édité par Tony Ross, p. 57-91.

7. Interprétation discutable, surtout en ce qui concerne le discours confus de Holloway où même les sous-titres apparaissent sous forme d’onomatopées incompréhensibles ou de simples points d’interrogation.

8. Soit en 1993.

9. Mirjana Gortchakova, « Guerre domestique », in Gentleman’s Quarterly, v. 65, octobre 1995, p. 224.

 

Mark Z. Danielewski

La Maison

des Feuilles

I


I saw a film today, oh boy…
— The Beatles


Enthousiastes et détracteurs auront beau épuiser des dictionnaires entiers pour tenter de la décrire ou de la tourner en dérision, l’authenticité reste le mot le plus susceptible de provoquer le débat. Le fait est que cette obsession majeure – valider ou pas les enregistrements audio et vidéo – soulève invariablement un problème parallèle et plus général : déterminer si oui ou non, avec l’avènement du numérique, l’image a abdiqué son emprise naguère incontestable sur la vérité [1].

Dans l’ensemble, les sceptiques qualifient toute cette affaire de canular, néanmoins ils reconnaissent que Le Navidson Record est un canular d’une exceptionnelle qualité. Malheureusement, ceux qui le tiennent pour authentique ont en général tendance à prendre au sérieux les ovnis qui font la une des tabloïds. À l’évidence, il n’est pas facile de paraître crédible quand, après s’être porté garant de la véracité du film, on se met soudain à expliquer pourquoi Elvis est toujours vivant et probablement en train d’hiberner dans les Keys de Floride [2]. Une chose demeure certaine : les controverses déclenchées par le film de Billy Meyer sur les soucoupes volantes [3] ont été supplantées par la maison d’Ash Tree Lane.”

Bien que de nombreuses personnes continuent à consacrer un temps et une énergie considérables aux antinomies réalité ou fiction, représentation ou artifice, document ou coup monté, ces derniers temps, les textes les plus ­intéressants portent exclusivement sur l’interprétation des événements intrin­sèques au film. Cette tendance semble plus prometteuse, même si la maison elle-même, tel le béhémoth de Melville, demeure rétive à toute synthèse.

Tout comme son sujet, Le Navidson Record entre lui aussi difficilement dans une catégorie ou un genre. Qu’on qualifie ce documentaire de récit gothique, de mythe folklorique urbain et contemporain, ou simplement ­d’histoire de revenants, ne l’empêchera pas, tôt ou tard, d’échapper à ces ­carcans. Il existe trop d’éléments dans Le Navidson Record qui chevauchent les diverses frontières existantes. Là où on s’attendrait à de l’horreur, du ­surnaturel, ou aux paroxysmes traditionnels de l’effroi et de la peur, on découvre une tristesse dérangeante, un passage sur les isotopes radioactifs, ou même un épisode des Simpson qui déclenche des rires.

Au XVIIe siècle, le plus grand topographe anglais de mondes sataniques et divins a prévenu que l’Enfer n’était rien de moins que des « régions de chagrin, obscurité plaintive, où la paix, où le repos, ne peuvent jamais habiter, l’espérance jamais venir, elle qui vient à tous », faisant ainsi écho aux paroles recopiées par le plus célèbre touriste des Enfers : « Dinanzi a me non fuor cose create / Se non etterne, e io etterna duro. / Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate. » [4]

Même aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ont toujours le sentiment que Le Navidson Record, en dépit de tous ses raffinements existentiels et de toutes ses allusions contemporaines, continue de refléter ces mêmes sentiments.

Le fait est que quelques fervents intellectuels ont déjà entrepris de considérer ce film comme un avertissement, en soi et à soi-même adressé, digne de figurer aux frontons d’écoles comme l’architectonisme, le post-post-modernisme, le conséquentialisme, le néo-plasticisme, la phénoménologie, la théorie de l’information, le marxisme, la bio-sémantique, sans parler de la psychologie, de la médecine, de la spiritualité New Age, de l’art et même du néo-minimalisme.

Will Navidson, toutefois, ne cesse d’insister pour qu’on prenne son documentaire au pied de la lettre. Comme il le dit lui-même : « …ne voyez là rien d’autre que ce qu’il y a. Et si un jour vous passez devant cette maison, ne vous arrêtez pas, ne ralentissez pas, passez votre chemin. Il n’y a rien là-dedans. Faites attention. »
Étant donné la façon dont s’achève le film, il n’est pas surprenant que plus d’un ait décidé de suivre son conseil.

La première fois que Le Navidson Record apparut, ce ne fut pas tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il y a presque sept ans, ce qu’on put voir s’intitulait Le Couloir de Cinq Minutes et Demie – une illusion d’optique d’une durée de cinq minutes et demie, à peine digne du premier étudiant en cinéma fraîchement sorti de l’université de New York. Le problème, bien sûr, venait de la déclaration qui l’accompagnait, selon laquelle tout était vrai.

Dans un plan continu, Navidson, que nous ne voyons en fait jamais, cadre un instant une porte dans le mur nord de son salon avant de sortir de la maison par une fenêtre située à l’est de cette porte, puis trébuche légèrement dans un parterre de fleurs, dirige à nouveau la caméra du sol vers le mur blanc extérieur, marche vers la droite et s’introduit de nouveau dans la maison par une seconde fenêtre, située cette fois à l’ouest de cette porte, où nous l’entendons rouspéter légèrement alors qu’il se cogne la tête au rebord, déclenchant un rire discret chez ceux qui sont présents dans la pièce, vraisemblablement Karen, son frère Tom et son ami Billy Reston – même si, comme Navidson, eux non plus n’apparaissent pas à l’image –, avant de finalement nous ramener au point de départ, achevant ainsi de contourner la porte et prouvant du coup, sans l’ombre d’un doute, que la seule chose possible sur laquelle cette porte puisse s’ouvrir c’est de l’isolant ou un mur, et c’est alors que cessent les rires, tandis que la main de Navidson apparaît dans le cadre et pousse la porte, révélant un étroit et sombre couloir d’au moins trois mètres de long, incitant Navidson à mener de nouveau son enquête, nous entraînant une fois de plus dans une pérégrination autour de cet étrange couloir, passant et repassant par les fenêtres, dirigeant la caméra là où le couloir devrait se trouver mais ne révélant rien d’autre que le jardin – nulle protubérance de trois mètres, rien que des massifs de roses, un pistolet à fléchettes en mousse tout sale, et l’air d’été translucide – en soi un exercice d’incrédulité qui malgré les meilleures intentions ramène encore Navidson à cet impossible couloir, jusqu’au moment où, alors que la caméra commence à se rapprocher, menaçant cette fois d’y pénétrer pour de bon, Karen lâche d’un ton sec : « Ne t’avise pas de retourner là-dedans, Navy », sur quoi Tom ajoute : « Ouais, c’est pas une super idée », arrêtant ainsi Navidson sur le seuil, bien que ce dernier tende néanmoins une main à l’intérieur, la retire finalement et l’examine, comme si le simple regard pouvait déceler autre chose, puis fournit la réponse neutre qui sert également de conclusion, abrupte, certes, à cet étrange court métrage : « C’est glacial là-dedans. »

La dissémination du Couloir de Cinq Minutes et Demie parut motivée par la seule curiosité. Personne ne le distribua officiellement, aussi ne figura-t-il jamais dans aucun festival de cinéma ni dans le circuit commercial.

Au lieu de cela, des copies VHS circulèrent de main en main, des repiquages d’une qualité de plus en plus dégradée d’une vidéo amateur montrant une maison franchement bizarre, avec très peu de détails concernant ses propriétaires ou même l’auteur du film.

Moins d’un an plus tard, un autre court métrage fit son apparition. Il fut encore plus avidement recherché que Le Couloir de Cinq Minutes et Demie, et donna lieu à de ferventes investigations pour débusquer Navidson et sa maison, qui toutes, pour une raison ou une autre, échouèrent.

À la différence du premier, il ne s’agissait plus là d’un plan-séquence, ce qui poussa de nombreuses personnes à penser que les huit minutes constituant ­Exploration #4 étaient en fait les parties d’un plus grand tout.

La structure d’Exploration #4 est discontinue, discordante, voire, comme le démontrent quantité de raccords médiocres, bâclée. Le premier plan montre Navidson en train de finir une phrase. Il est fatigué, déprimé et pâle. « …des jours, je crois. Et je… Je ne sais pas. » [Il boit quelque chose ; on ignore quoi.] « En fait, j’aimerais y mettre le feu. Mais j’arrive pas à penser assez clairement pour passer à l’acte. » [Rires.] « Et maintenant… ça. »

Le plan suivant montre Karen et Tom se disputer pour savoir s’il faut, oui ou non, « partir à sa recherche ». À ce stade, on ne sait pas de qui ils parlent.

Suivent plusieurs autres plans.

Des arbres en hiver.

Du sang sur le sol d’une cuisine.

Un plan d’un des enfants (Daisy) qui pleure.

Puis retour à Navidson : « Juste cette cassette que j’ai largement vue et revue, davantage un souvenir qu’autre chose. Et pourtant je ne sais toujours pas : avait-il raison ou simplement perdu la tête ? »

Suivi de trois autres plans.

Des couloirs sombres.

Des pièces sans fenêtre.

Des escaliers.

Puis une autre voix : « Je suis perdu. Plus de nourriture. Très peu d’eau. Aucun sens de l’orientation. Oh mon Dieu… » La personne qui parle est un barbu aux larges épaules et au regard affolé. Il s’exprime vite et paraît essoufflé : « Holloway Roberts. Né à Menomonie, dans le Wisconsin. Licence à l’Université de Mass. Il y a quelque chose ici. Une chose qui me suit. Non, qui me traque. Ça fait des jours qu’elle me traque mais pour une raison qui m’échappe, elle n’attaque pas. Elle attend, elle attend quelque chose. Je ne sais pas quoi. Holloway Roberts. Menomonie, Wisconsin. Je ne suis pas seul ici. Je ne suis pas seul. »

Mettant ainsi un terme à cet étrange extrait qui, comme le révéla la sortie du Navidson Record, était en partie incomplet.

Puis, plus rien pendant deux ans. Peu d’indices sur l’identité de ces personnes, même si des photographes de presse finirent par reconnaître dans l’auteur du film Will Navidson, le célèbre photoreporter qui avait reçu le Pulitzer pour une photo de fillette agonisante au Soudan. Malheureusement, cette découverte ne donna lieu qu’à quelques mois d’intense spéculation, ensuite de quoi, eu égard à l’absence de presse, de preuves, d’une localisation de la maison ou d’ailleurs de tout commentaire de Navidson lui-même, l’intérêt décrut.

La plupart des gens se contentèrent de reléguer la chose au rang d’étrange canular ou, du fait de son aspect inhabituel et fantasque, d’une absurde observation d’ovni. Toutefois, des copies médiocres circulèrent bel et bien, et dans certains cercles académiques branchés un débat se fit jour : le sujet était-il une maison hantée ?

Qu’entendait Holloway par « perdu » ? Comment quiconque pouvait-il se perdre dans une maison pendant des jours ? En outre, pourquoi quelqu’un d’aussi respecté que Navidson perdait-il son temps à tourner deux courts métrages de ce genre ? Et une fois de plus, s’agissait-il d’un artifice ou de la réalité ?

Certes, ce débat était en grande partie motivé par une sorte d’élitisme culturel démodé. Les gens parlaient des courts métrages de Navidson parce qu’ils avaient eu le privilège de les voir. Lee Sinclair soupçonne la majorité des enseignants, étudiants, artistes de SoHo et réalisateurs d’avant-garde qui ont glosé avec autant d’assurance – oralement ou par écrit – sur les cassettes, de n’en avoir même jamais visionné un seul plan : « Il n’y avait tout simplement pas autant de copies disponibles. » [6]

Bien que Le Couloir de Cinq Minutes et Demie et Exploration #4 aient été respectivement qualifiés de « teaser » et de « trailer », ce sont également d’étranges moments filmiques. À un niveau purement symbolique, ils offrent une réflexion riche en matériaux : la compression de l’espace, la puissance de l’imagination en vue de décompresser cet espace, la maison comme figure de l’illimité et de l’inconnaissable, etc. À un niveau strictement viscéral, ils génèrent d’énormes chocs et bizarreries.

Toutefois, l’aspect le plus agaçant des deux films vient de leur capacité à nous convaincre que tout a réellement eu lieu, la chose étant en partie imputable à des éléments vérifiables (Holloway Roberts, Will Navidson et al.), mais la plus grande part étant à mettre sur le compte d’une production rudimentaire – absence de maquillage, de bande sonore ­enrichie, ou de plans à la grue. Hormis pour le cadrage, le montage et, dans certains cas, les sous-titres [7] , il n’y a quasiment aucune place pour une intervention ­créatrice.

Qui aurait pu se douter que presque trois ans après que Le Couloir de Cinq Minutes et Demie eut commencé de circuler en VHS, Miramax diffuserait sans bruit Le Navidson Record dans quelques salles, déstabilisant immédiatement tous les spectateurs l’ayant vu.

Depuis sa sortie trois ans plus tôt en avril à New York et à Los Angeles, Le Navidson Record a été projeté dans tous les États-Unis, et bien qu’il ne s’agisse pas d’un succès commercial, le film continue de rapporter des bénéfices autant que de susciter l’intérêt.

Les revues de cinéma publient régulièrement des articles, des critiques, des lettres ayant trait au film. Des livres entièrement consacrés au Navidson Record paraissent désormais avec régularité.

Quantité d’enseignants l’ont inscrit au programme de leurs séminaires, tandis que de nombreuses universités affirment déjà que des douzaines d’étudiants dans toutes sortes de disciplines ont écrit des thèses à son sujet.

Des commentaires et des références paraissent fréquemment dans les magazines Harper’s, The New Yorker, Esquire, Vanity Fair, Spin, ainsi que dans des émissions télévisées diffusées en deuxième partie de soirée. L’intérêt à l’étranger est également intense. Le Japon, la France et la Norvège lui ont tous décerné diverses récompenses, mais à ce jour le fantomatique Navidson ne s’est pas encore manifesté et n’en a accepté aucune. Même les prolixes frères Weinstein demeurent inhabituellement réticents quant au film et à son créateur.

La revue Interview a repris les propos suivants de Bob Weinstein : « C’est ce que c’est. » [9]

Le Navidson Record fait désormais partie de l’expérience culturelle des États-Unis. Cependant, bien que des centaines de milliers de personnes l’aient vu, le film n’en demeure pas moins une énigme.

Certains prétendent qu’il ne peut qu’être vrai, d’autres pensent qu’il s’agit d’un canular dans la lignée de la farce radiophonique La Guerre des Mondes d’Orson Welles. D’autres n’en ont cure, et admettent que d’une façon ou d’une autre Le Navidson Record est une fable plutôt réussie. Mais à ce jour, nombreux sont ceux qui n’en ont même jamais entendu parler.

Ces temps-ci, alors qu’il est peu probable que la clé de l’énigme nous soit livrée aussi tardivement, le film de Navidson semble voué au mieux à un statut culte. Seul son sens dramatique évident lui garantira une certaine aura dans les années à venir, mais son étrangeté inhérente l’empêchera à jamais de captiver le grand public.

 


 

1.  Un sujet examiné plus en détail dans le Chapitre IX.

2. Voir « Résurrection on Ash Tree Lane : Elvis, Noëls passés et autres entités imaginaires », de Daniel Bowler, publié dans La Maison (New York : Little Brown, 1995), p. 167-244, où l’auteur examine la contradiction inhérente à tout discours alléguant la résurrection aussi bien que l’existence de cet endroit.

3. Tout comme les Fées de Cottingley, la photographie de Kirlian, la pensographie de Ted Serios ou la photo prise par Alexander Gardner des morts confédérés.

4. La première phrase est tirée du Paradis perdu de Milton, Livre I, vers 65-67. La seconde vient de L’Enfer de Dante, Chant III, vers 7-9. En 1939, un type du nom de John D. Sinclair, des Presses universitaires d’Oxford, a traduit l’italien comme suit : “Devant moi, rien ne fut créé hormis des choses éternelles et je souffre éternellement. Abandonnez tout espoir, vous qui entrez.” [5]

5. Afin de limiter les confusions, les notes en bas de page de Monsieur Errand apparaîtront en Courrier, tandis que celles de Zampanò le seront en Times. Nous souhaitons préciser que nous n’avons jamais rencontré Monsieur Errand. Tous les problèmes qui ont concerné la publication ont été traités par courrier ou en de rares occasions au téléphone. — L’Éditeur

6. Lee Sinclair, « Dégénéré », in Ciné, bande-son et doublage au XXe siècle, édité par Tony Ross, p. 57-91.

7. Interprétation discutable, surtout en ce qui concerne le discours confus de Holloway où même les sous-titres apparaissent sous forme d’onomatopées incompréhensibles ou de simples points d’interrogation.

8. Soit en 1993.

9. Mirjana Gortchakova, « Guerre domestique », in Gentleman’s Quarterly, v. 65, octobre 1995, p. 224.