G.B. Edwards

Extrait du
Livre
d’Ebenezer
Le Page

1
 
Guernesey, Guernsey, Garnsai, Sarnia, qu’ils disent. Moi, en  tout cas, je ne sais pas. Plus je vieillis, plus j’apprends, et plus je sais que je ne sais rien.
 
Je crois que je suis le plus vieux de l’île. Liza Quéripel de Pleinmont prétend que c’est elle, mais je pense qu’elle en rajoute. Quand elle était jeune, elle avait un anniversaire tous les deux ou trois ans, mais ces derniers temps, elle en a deux ou trois par an.
 
Pour être honnête, je ne connais pas mon âge. Ma mère l’a noté sur la première page de la grande Bible ; elle a inscrit le jour et le mois, mais elle a oublié de mettre l’année. Je suppose que je pourrais la trouver en allant au Greffe, mais ce n’est pas maintenant que je vais m’en soucier.
 
Mon père a été tué pendant la guerre des Boers. Il est parti s’enrôler dans la Brigade irlandaise et a combattu à leurs côtés. Son nom figure parmi ceux qui sont morts pour leur pays sur le monument que le duc de Connaught a inauguré sur Saint-Julien’s Avenue.
 
Je me souviens très bien de cette journée, parce que moi et mon copain Jim Mahy, on est allés en ville pour voir la cérémonie. Le matin, il bruinait, et le soir, la pluie tombait à verse. À tel point qu’elle a éteint les lanternes chinoises le long de Glatney et les lampions jusqu’au bout de White Rock.
 
Au milieu du bassin, il y avait une péniche illuminée où devait jouer l’orchestre de la milice ; ça a été un désastre. Je me disais que ce serait agréable d’entendre la musique flotter au-dessus de l’eau. Ils ont fait de leur mieux, mais ils ont dû renoncer. Le duc de Connaught n’a pas eu à se plaindre, lui ; il était bien au sec à l’intérieur, en train de boire et de manger.
 
J’étais déjà un jeune homme quand mon père est mort, ­pourtant, je n’arrive pas à me rappeler son visage, à quoi il ressemblait. J’ai vu sa photo dans l’album de famille, du temps où lui aussi était jeune homme. Il porte une veste de hussard et un pantalon au bas large ; il a une épaisse moustache et les cheveux rabattus en boucle en travers du front. Il a un petit côté mauvais garçon.
 
J’ignore comment il en est venu à épouser ma mère. C’était une femme bien. Elle lisait la Bible jour et nuit et, vers la fin, quand elle est devenue si grosse qu’elle ne pouvait plus bouger, elle ne faisait presque plus que ça.
 
Ça avait été une très belle femme dans son temps, à en juger par une photo d’elle avant son mariage. Ses cheveux noirs et lisses sont séparés par une raie au milieu et noués en chignon sur la nuque, et elle porte une robe noire qui lui va du menton à la pointe des pieds, avec une tournure. Quand elle est devenue veuve, elle a mis un voile noir devant son visage pendant un an. Puis elle s’est mise en demi deuil et a orné son bonnet d’une fleur mauve.
 
Elle ne faisait jamais référence à mon père en tant que « Al », « Alfred » ou « mon mari », elle parlait seulement de lui comme du « père d’Ebenezer et de Tabitha » : moi et ma sœur.
 
Quand elle me répétait des choses qu’il avait dites, elle commençait toujours par « d’après ton père », et ce d’une façon qui me laissait penser que j’aurais dû avoir honte de lui. La seule fois où je l’ai entendue dire « mon mari », c’est lorsqu’elle m’a déclaré un jour : « Ton père était mon mari dans la chair. Il n’appartenait pas à la Maison de la Foi. » 
 
Le problème, c’est qu’il était anglican, alors qu’elle était méthodiste. Ça ne la gênait pas de s’être mariée à l’Église anglicane. Comme elle disait : « Le mariage ne dure que quelques années, après tout. » Mais elle lui a fait promettre, si elle partait la première, de veiller à ce qu’elle soit enterrée selon les rites méthodistes. Elle ne voulait pas qu’il y ait d’ambiguïté plus tard. Pour je ne sais quelle raison, elle a tourné le dos aux méthodistes peu après son mariage et a rejoint les rangs des Frères.
 
Il y avait deux sortes de Frères : les Frères ouverts et les Frères fermés. Elle s’est d’abord ralliée aux Frères ouverts, mais ils chantaient des cantiques en s’accompagnant d’un harmonium, ce qui, selon elle, constituait un péché, car le premier instrument de musique avait été créé par Jubal, lequel descendait de Caïn.
 
Alors elle a changé pour se rapprocher des Frères fermés. Ceux-là chantaient les cantiques seulement avec leurs cœurs, ils priaient, lisaient la Bible, prêchaient et rompaient le pain. À l’entendre, ils étaient le pur lait de la Parole.
 
Cela dit, il n’y avait pas de disputes à la maison. Mon père ne rentrait pas saoul et ne se mettait pas à jurer et à cogner sur ma mère comme chez Dan Ferbrache et Amy de Sandy Hook. On parlait peu chez nous. Ma mère pouvait dire : « Tu feras ça ? », et mon père répondait : « Oui » ; ou bien mon père disait : « Je peux faire ça ? », et ma mère répondait : « Non ». Il ne ren­trait à la maison que pour dîner et se mettre au lit, sauf le samedi après-midi et le dimanche.
 
Il travaillait pour le vieux Tom Mauger de Sous-les-Houghes, dans la carrière de Queen, de sept heures du matin à six heures du soir, et emportait son déjeuner dans une gamelle, ainsi qu’un bidon de thé qu’il gardait au chaud près du poêle de la remise. C’était un très bon carrier. 
 
En été, quand il faisait des heures supplémentaires, il rentrait parfois le vendredi soir avec vingt-cinq shillings en poche. Vous savez, nous n’étions pas pauvres, nous n’avons jamais manqué de rien et nous nous sommes toujours débrouillés pour mettre de l’argent de côté.
 
Certains jours, je l’accompagnais au travail ; enfin, avant d’être assez grand pour l’école. J’aimais bien aller à la carrière avec lui. Il m’asseyait sur le cheval dans la cage et je descendais jusqu’au fond du puits. Quand le coup de fusil annonçait le déjeuner, je devais escalader l’échelle sur le côté, parce que le cheval mangeait dans sa musette et ne remontait pas. Mon père grimpait derrière moi et criait : « Va-t’en, fényion ! Va-t’en, donc ! [1] » Je n’avais pas peur. Je savais que si je tombais, il me rattraperait.
 
Je passais l’heure du déjeuner dans la remise avec les hommes, buvais une gorgée de son thé, mangeais un peu de son repas, puis il m’emmenait à St Sampson voir les bateaux.
 
En ce temps-là, le port fourmillait d’embarcations à voiles et il y en avait toujours trois ou quatre qui mouillaient dans la rade au large, en attendant de pouvoir rentrer. Je n’arrivais pas à ­décider si je voulais travailler à la carrière ou devenir marin quand je serais grand. Mais la voile céda rapidement la place à la vapeur et quand il n’y eut pratiquement plus que des bateaux de ce genre dans le port de St Sampson, je me sentis moins attiré par la mer.
 
L’après-midi, il me confiait à Fred Tucker, le grutier. J’aimais bien être avec Fred Tucker dans la cabine de grue. Il me laissait actionner le levier qui mettait le mécanisme en marche. « Regarde, tu remontes un chargement ! », disait-il. Et quand la charge émergeait de la carrière, il faisait pivoter la grue puis abaissait le chariot jusqu’à ce que les roues touchent le sol. Un cheval attendait avec son conducteur pour le tirer jusqu’au casse-pierres de Mowlem, sur la côte nord.
 
Dans ce temps-là, le Nord tout entier résonnait du bourdonnement des casse-pierres et du grondement provoqué par les roues métalliques des lourds chariots, sur les routes. Quand venait l’heure de rentrer, j’étais mort de fatigue et à peine capable de mettre un pied devant ­l’autre. Mon père devait me porter sur ses épaules presque tout le chemin jusque chez nous.
 
Le samedi, il rentrait déjeuner à treize heures et, l’après-midi, il s’occupait du jardin derrière la maison ou partait à la pêche dans notre bateau. J’aimais bien aller pêcher avec lui. Il me laissait tenir le gouvernail. « Si tu tires par là, le bateau ira par-là, disait-il, et si tu tires dans l’autre sens, le bateau ira par là-bas. » J’avais compris le principe.
 
Après le thé, il se lavait de la tête aux pieds devant le feu pendant que dans l’autre pièce ma mère nous préparait, ma sœur et moi, pour aller en ville. Le temps qu’elle nous trouve enfin présentables, il avait harnaché le poney et la carriole nous attendait.
 
C’était une carriole haute avec des roues fines et une banquette étroite. Mon père s’asseyait à un bout, ma mère à l’autre, et moi au milieu, avec ma sœur à mes pieds. Ça faisait une sacrée charge pour le pauvre vieux Jack.
 
Le dimanche, mon père n’était pas autorisé à travailler à ­l’extérieur, il devait rester assis devant la cheminée pour veiller à ce que l’eau des pommes de terre ne s’évapore pas et que la viande ne brûle pas dans le four pendant que ma mère et Tabitha partaient assister à la messe du matin. Un jour, il a oublié ­d’enlever les pommes de terre du feu et c’est la seule fois où j’ai vu ma mère se mettre en colère. Le reste du temps, s’il commettait une erreur, elle poussait un grand soupir et c’était tout. 
 
Mais cette fois-là, elle lui est tombée dessus en disant qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. Et c’est vrai que c’était de sa faute. Dès qu’il fourrait le nez dans son sacré journal, on aurait dit que plus rien n’existait. C’était un journal en papier rose appelé le Police Budget, qu’il achetait le samedi soir chez Tozer dans Smith Street, et qui publiait des photos de tous les meurtres commis en Angleterre : des femmes avec la gorge tranchée, du sang partout sur le lit !
 
Le déjeuner était toujours copieux le dimanche, et si mon père avait été libre de faire ce qu’il voulait, il se serait offert une petite sieste après ; mais ma mère lui faisait mettre ses plus beaux habits et le forçait à s’asseoir sur le canapé dans la pièce de devant, au cas où on aurait reçu de la visite pour le thé. Je n’aime pas penser à mon père ces dimanches après-midi. Je préfère penser à lui dans la carrière, où il était respecté par les hommes et aurait pu devenir contremaître, s’il avait vécu.
 
La Tabby, comme on appelait ma sœur, allait au lit de bonne heure le dimanche et ma mère se rendait seule à la messe du soir. Dès qu’elle avait passé le portail, mon père disait : « Viens, fiston, on va faire l’école buissonnière. » Et on filait dans l’appentis au fond du jardin, en prenant la lampe s’il faisait noir. Il y rangeait ses burins, ses marteaux et sa scie, le bois, la colle et la ficelle.
 
C’est pendant ces soirées qu’il m’a appris à fabriquer des cerfs volants. J’avais toujours le meilleur de ceux que faisaient planer les garçons dans L’Ancresse Common, et tout le monde savait que c’était le mien, parce qu’il était tapissé avec le papier rose du Police Budget, et toutes ces femmes égorgées s’envolaient dans les airs.
 
Quand ma mère rentrait, nous étions déjà de retour dans la maison, assis de part et d’autre de la cheminée, sages comme des images.
 
Mon père a voyagé dans le monde entier. Il n’a reçu aucune instruction à proprement parler, mais il a vadrouillé dans les bateaux-pilotes avec les jeunes Noyon et Corbet de Birdo, et à douze ans, il a pris la mer. Engagé comme mousse, il a fini second, et pourtant, il est revenu à Guernesey. C’est vrai qu’il avait une jolie petite maison où s’installer, après la mort de son père, mais il n’y avait pas que ça.
 
J’ai vu le même phénomène se produire chez des dizaines de gars. Ils ne rêvent que de partir de l’île et, quand ils s’en vont pour de bon, l’envie de revenir leur ronge le cœur. C’est pour ça que moi, je n’ai jamais quitté Guernesey. Je savais que je finirais de toute façon là où j’avais commencé.
 
C’était bizarre que mon père aille se battre dans une guerre alors que rien ne l’y obligeait, mais il avait parfois de drôles d’idées. Il n’était pas contre les Anglais, il estimait simplement qu’ils avaient tort d’être contre les Irlandais et les Boers.
 
Bien entendu, il ne parlait pas de ce genre de choses avec ma mère, mais je l’entendais en discuter avec son petit frère, mon oncle Willie. Mon père l’idolâtrait. Willie était un grand sportif qui avait remporté le championnat de cyclisme trois ans de suite. 
 
Il avait sa photo affichée dans la vitrine de Bucktrout sur High Street, campé à côté de son grand-bi [2], presque aussi haut que lui, avec la grosse coupe en argent à ses pieds. Il s’est moqué de mon père parce que celui-ci s’inquiétait de ce qui pouvait arriver aux Boers. « Pense d’abord à toi, Alf, avait-il dit, et laisse le monde gérer ses affaires. »
 
Mon oncle Willie, on ne peut pas dire qu’il gérait bien les siennes. Il travaillait comme jardinier chez Monsieur Roger de Lisle, à la Grange, était ami avec le fils et habitait chez eux. Mais voilà qu’il s’est laissé fiancer à une fille Le Couture de St Martin.
 
Le soir avant le mariage, il a annoncé qu’il allait tirer le lapin du côté de Jerbourg. Comme il n’était toujours pas rentré longtemps après la tombée de la nuit, le jeune de Lisle est parti à sa recherche et l’a retrouvé mort, une balle dans la tête. L’enquête a conclu à un accident, mais tout le monde savait qu’il l’avait fait exprès. Il était habitué à manier le fusil depuis son enfance et avait gagné des prix à Bisley.
 
Je comprenais son geste, le pauvre gars. Il avait eu le courage de faire ce qu’il fallait. Après avoir attendu un an, la fille Le Couture a épousé le vieux Cohu des Petites Caches ; c’était sa deuxième femme et il lui a laissé une fortune.
 
Je dirai en faveur de ma mère qu’elle n’a jamais tiré vanité de ce qu’elle possédait, mais il y a une chose dont elle était fière. Je l’ai souvent entendue dire aux gens : « Quand je me marie, moi je ne change pas de nom. » Et c’était vrai. C’était une Le Page et mon père était un Le Page, mais, comme elle disait, ils n’étaient pas parents.
 
Mon père était un Le Page du Clos-du-Valle et il venait d’une famille de marins. Son arrière-grand-père, Alf Le Page, était capitaine de la Daisy, une goélette, tandis que son frère, Dick, n’était autre que le célèbre Richard Le Page qui a servi sous les ordres de l’Amiral Lord de Saumarez et été tué à la bataille du Nil.
 
Quand les carrières ont ouvert dans le Nord, il y avait beaucoup d’argent à se faire, et mon grand-père, qui était un simple cuistot, a laissé tomber la mer et s’est fait embaucher à la carrière de Chouey. Il a dû bien se débrouiller, car c’est lui qui a construit Les Moulins où j’ai vécu toute ma vie. Bâtis en solide granit bleu de Guernesey, ils dureront à jamais. Encore heureux, d’ailleurs. Ils ont quand même coûté cent livres, ce qui est beaucoup.
 
J’avais un grand-oncle, le frère de mon grand-père, dont on parlait beaucoup. Il était rentré de ses voyages en mer avec une femme qui se faisait appeler Bella Devine. Personne ne savait qui elle était ni d’où elle venait. Elle prêchait à l’oratoire du Marin dans les Banks, et ils vivaient dans le cottage le plus crasseux d’une rangée de vieux cottages crasseux près de l’église du Vale.
 
Il allait régulièrement ramasser le crottin de cheval devant la barrière de L’Ancresse Common dans une caisse à gélignite [3] montée sur deux roues pour le répandre dans son jardin. Je n’étais pas censé savoir qu’on était parents, mais quand je le voyais, je lui disais : « Bonjour, mon oncle ! »
 
Dans la famille de ma mère, il n’y avait personne dont les gens puissent vraiment parler, à part son frère.
 
Elle descendait des Le Page de Câtel, des cultivateurs et des fermiers assez aisés, mais quelques-uns étaient aussi pêcheurs. Quoi qu’il en soit, ils étaient considérés comme des gens bien, dont on parlait avec respect.
 
Son père était Nicholas Le Page des Sablons, à Cobo, qui était le fils d’Eliazar Le Page, qui était le fils d’Obadiah Le Page, qui lui-même était le fils de Thomas Le Page, converti au christianisme par John Wesley quand ce dernier avait débarqué à Guernesey.
 
Les Sablons n’étaient pas aussi beaux que notre maison. Construite en briques et mortier, puis chaulée, la bâtisse n’avait de pièces que d’un seul côté de la porte d’entrée, mais il y avait aussi une pièce à l’étage, avec une lucarne, et une autre dans l’appentis. Elle est encore debout aujourd’hui, mais je ne sais pas qui y habite.
 
Nicholas Le Page, mon grand-père, était prédicateur. Il est mort d’une crise cardiaque pendant qu’il était en chaire à la chapelle des Capelles. Je ne me souviens pas de lui.
 
Aussi loin que je me rappelle, ma grand-mère a toujours été veuve. C’était une minuscule bonne femme qui portait de gros sabots et une grande coiffe. J’aimais bien ma petite grand-mère.
 
Elle allait régulièrement à l’église méthodiste, mais on ne se serait jamais douté qu’elle était pieuse ; elle était toujours prête à faire n’importe quoi pour n’importe qui.
 
Elle souffrait d’un cancer, et chaque fois que j’allais prendre de ses nouvelles, elle levait le bras pour me cueillir une figue sur le figuier, parce qu’elle savait que je les adorais, même si ça lui faisait un mal de chien.
 
J’aimais surtout y aller le jour où elle faisait le pain. Je l’aidais à couper des ajoncs et la regardais y mettre le feu au fond du four creusé dans le mur. Elle posait toujours une petite miche sur une pierre brûlante rien que pour moi, histoire que j’en aie un en entier.
 
Elle ne parlait pas anglais et ne pouvait lire la Bible qu’en français. Ma mère, elle, parlait un peu anglais et notre grosse bible était en anglais.
 
Ma mère était l’aînée de sa famille. Après elle, il y a eu deux ou trois enfants qui sont morts, puis mon oncle Nathaniel, ou Nat, comme on l’appelait.
 
J’aimais bien mon oncle Nat. Il était jovial, beau garçon et passait son temps à pêcher, à boire, à jouer aux cartes avec les gars du côté d’Albecq ou de Vazon, et à courir les filles.
 
Il n’avait aucun respect pour son père. Un jour, le révérend Dumond, pasteur de la chapelle des Capelles, a frappé à leur porte et, quand Nat est allé ouvrir, le pasteur lui a demandé où était son père. Alors mon oncle a répondu : « Oh, il est là, derrière, dans la porcherie, c’est celui qui porte un chapeau. » Quand ma mère m’a raconté cette terrible histoire, je n’ai pas pu me retenir et j’ai éclaté de rire.
 
Pourtant, moi, je n’aurais jamais dit ça de mon père, car ce n’était pas un cochon.
 
Après mon oncle Nat, il y a eu des jumeaux, qui sont morts, puis les deux plus jeunes sœurs, Priscille et Henriette, qu’on surnommait la Prissy et la Hetty. Elles avaient cinq ans de ­différence et elles ont épousé l’aîné et le cadet des fils Martel, les enfants de Harold Martel de Ronceval, le maçon.
 
Les Martel de Ronceval étaient des gens prospères, mais le plus âgé, Harold, a épousé la plus jeune sœur, Hetty, qui avait des années de moins que lui, et le plus jeune, Percy, a épousé la plus vieille, Prissy,  qui avait des années de plus que lui. Pour ma part, ce n’est pas du tout comme ça que j’aurais arrangé les choses.
 
Une chose épouvantable est arrivée à mon oncle Nat. Il n’avait pas quarante ans quand il est soudain devenu très faible et dérangé de la tête, bien que des mauvaises langues aient prétendu que c’était uniquement parce qu’il était trop paresseux pour travailler.
 
Il restait couché toute la journée sur sa jonquière [4] à broder des tableaux de bateaux sur de la toile, avec des laines de couleur. C’étaient des navires en détresse sur des mers déchaînées, dont ses sœurs ont hérité quand il est mort. Il y en a un sur le mur en face de moi en ce moment même. Il m’arrive de le trouver plus saisissant qu’un vrai bateau sur une vraie mer.
 
J’avais un paquet de grands-tantes, mais la seule qui avait quelque chose à léguer, c’était ma grand-tante Sarah. C’était la tante de ma mère, la sœur de son père, et il paraît qu’elle aussi était folle. Elle habitait une grande maison entourée d’arbres à la Hougue Chaunée, et une dame de compagnie était payée pour s’occuper d’elle.
 
Pendant des années, la question de savoir à qui elle laisserait son argent a été source de tourments pour la famille. Ma mère nous emmenait chez elle, Tabitha et moi, pour nous montrer. La Prissy et la Hetty conduisaient aussi leurs enfants, même si la Hetty n’avait pas grand-chose à montrer.
 
Avant d’y aller, ma mère nous expliquait que ça n’était pas pour son bien qu’elle faisait ça, mais pour le nôtre, afin qu’on puisse peut-être bénéficier de ce qui était nécessaire dans ce monde, sans être redevables à personne.
 
Ma grand-tante était enveloppée dans un châle et avait l’air d’un vieil oiseau, assise dans son fauteuil près du feu. Tout ce que Tabitha pouvait dire, c’était « Oh ! », en la regardant avec de grands yeux. Moi, je gardais le silence, parce que ma mère m’avait fait comprendre que je ne devais pas ouvrir la bouche, sinon j’étais sûr de dire ce qu’il ne fallait pas.
 
De toute façon, ma grand-tante a donné l’ordre qu’on lui apporte son argent en billets d’une livre afin qu’elle le brûle, parce que aucun membre de la famille ne le méritait. C’est là que la fille de Garis, la dame de compagnie, a eu une brillante idée. Elle lui a donné des morceaux de papier de la taille d’un billet d’une livre, et ma grand tante a passé des heures à les jeter dans le feu l’un après l’autre, en riant à gorge déployée à l’idée de tout cet argent parti en fumée que ses nièces et leurs morveux n’auraient pas.
 
C’est pour cette raison qu’ils disaient qu’elle était folle, mais je crois qu’elle savait ce qu’elle faisait au moins aussi bien que moi.
 
Quand elle est morte et qu’on a lu son testament après l’enterrement, on a découvert qu’elle avait tout laissé au pasteur presbytérien.
 
Il est dit dans la Bible : « Regarde la pierre dans laquelle tu as été sculpté et le puits dont tu fus extrait. » Eh bien, ces gens sont la pierre dans laquelle j’ai été sculpté et le puits dont j’ai été extrait.
 
Je n’ai pas parlé de mes cousins, ou des cousins de mes cousins, mais il faut dire que la moitié des gens de l’île sont mes cousins, ou les cousins de mes cousins.
 

[1] Les mots et phrases en patois de Guernesey ou en français apparaissent en italique dans le texte.

[2] Type de bicyclette répandue chez les sportifs dans les années 1870 et 1880. Elle se distingue par le diamètre impressionnant de sa roue avant.
[3] Caisse servant à transporter des explosifs.
[4] Désigne un lit bas recouvert de paille ou de fougère séchée.

G.B. Edwards

Extrait du
Livre
d’Ebenezer
Le Page

1
 
Guernesey, Guernsey, Garnsai, Sarnia, qu’ils disent. Moi, en  tout cas, je ne sais pas. Plus je vieillis, plus j’apprends, et plus je sais que je ne sais rien.
 
Je crois que je suis le plus vieux de l’île. Liza Quéripel de Pleinmont prétend que c’est elle, mais je pense qu’elle en rajoute. Quand elle était jeune, elle avait un anniversaire tous les deux ou trois ans, mais ces derniers temps, elle en a deux ou trois par an.
 
Pour être honnête, je ne connais pas mon âge. Ma mère l’a noté sur la première page de la grande Bible ; elle a inscrit le jour et le mois, mais elle a oublié de mettre l’année. Je suppose que je pourrais la trouver en allant au Greffe, mais ce n’est pas maintenant que je vais m’en soucier.
 
Mon père a été tué pendant la guerre des Boers. Il est parti s’enrôler dans la Brigade irlandaise et a combattu à leurs côtés. Son nom figure parmi ceux qui sont morts pour leur pays sur le monument que le duc de Connaught a inauguré sur Saint-Julien’s Avenue.
 
Je me souviens très bien de cette journée, parce que moi et mon copain Jim Mahy, on est allés en ville pour voir la cérémonie. Le matin, il bruinait, et le soir, la pluie tombait à verse. À tel point qu’elle a éteint les lanternes chinoises le long de Glatney et les lampions jusqu’au bout de White Rock.
 
Au milieu du bassin, il y avait une péniche illuminée où devait jouer l’orchestre de la milice ; ça a été un désastre. Je me disais que ce serait agréable d’entendre la musique flotter au-dessus de l’eau. Ils ont fait de leur mieux, mais ils ont dû renoncer. Le duc de Connaught n’a pas eu à se plaindre, lui ; il était bien au sec à l’intérieur, en train de boire et de manger.
 
J’étais déjà un jeune homme quand mon père est mort, ­pourtant, je n’arrive pas à me rappeler son visage, à quoi il ressemblait. J’ai vu sa photo dans l’album de famille, du temps où lui aussi était jeune homme. Il porte une veste de hussard et un pantalon au bas large ; il a une épaisse moustache et les cheveux rabattus en boucle en travers du front. Il a un petit côté mauvais garçon.
 
J’ignore comment il en est venu à épouser ma mère. C’était une femme bien. Elle lisait la Bible jour et nuit et, vers la fin, quand elle est devenue si grosse qu’elle ne pouvait plus bouger, elle ne faisait presque plus que ça.
 
Ça avait été une très belle femme dans son temps, à en juger par une photo d’elle avant son mariage. Ses cheveux noirs et lisses sont séparés par une raie au milieu et noués en chignon sur la nuque, et elle porte une robe noire qui lui va du menton à la pointe des pieds, avec une tournure. Quand elle est devenue veuve, elle a mis un voile noir devant son visage pendant un an. Puis elle s’est mise en demi deuil et a orné son bonnet d’une fleur mauve.
 
Elle ne faisait jamais référence à mon père en tant que « Al », « Alfred » ou « mon mari », elle parlait seulement de lui comme du « père d’Ebenezer et de Tabitha » : moi et ma sœur.
 
Quand elle me répétait des choses qu’il avait dites, elle commençait toujours par « d’après ton père », et ce d’une façon qui me laissait penser que j’aurais dû avoir honte de lui. La seule fois où je l’ai entendue dire « mon mari », c’est lorsqu’elle m’a déclaré un jour : « Ton père était mon mari dans la chair. Il n’appartenait pas à la Maison de la Foi. » 
 
Le problème, c’est qu’il était anglican, alors qu’elle était méthodiste. Ça ne la gênait pas de s’être mariée à l’Église anglicane. Comme elle disait : « Le mariage ne dure que quelques années, après tout. » Mais elle lui a fait promettre, si elle partait la première, de veiller à ce qu’elle soit enterrée selon les rites méthodistes. Elle ne voulait pas qu’il y ait d’ambiguïté plus tard. Pour je ne sais quelle raison, elle a tourné le dos aux méthodistes peu après son mariage et a rejoint les rangs des Frères.
 
Il y avait deux sortes de Frères : les Frères ouverts et les Frères fermés. Elle s’est d’abord ralliée aux Frères ouverts, mais ils chantaient des cantiques en s’accompagnant d’un harmonium, ce qui, selon elle, constituait un péché, car le premier instrument de musique avait été créé par Jubal, lequel descendait de Caïn.
 
Alors elle a changé pour se rapprocher des Frères fermés. Ceux-là chantaient les cantiques seulement avec leurs cœurs, ils priaient, lisaient la Bible, prêchaient et rompaient le pain. À l’entendre, ils étaient le pur lait de la Parole.
 
Cela dit, il n’y avait pas de disputes à la maison. Mon père ne rentrait pas saoul et ne se mettait pas à jurer et à cogner sur ma mère comme chez Dan Ferbrache et Amy de Sandy Hook. On parlait peu chez nous. Ma mère pouvait dire : « Tu feras ça ? », et mon père répondait : « Oui » ; ou bien mon père disait : « Je peux faire ça ? », et ma mère répondait : « Non ». Il ne ren­trait à la maison que pour dîner et se mettre au lit, sauf le samedi après-midi et le dimanche.
 
Il travaillait pour le vieux Tom Mauger de Sous-les-Houghes, dans la carrière de Queen, de sept heures du matin à six heures du soir, et emportait son déjeuner dans une gamelle, ainsi qu’un bidon de thé qu’il gardait au chaud près du poêle de la remise. C’était un très bon carrier. 
 
En été, quand il faisait des heures supplémentaires, il rentrait parfois le vendredi soir avec vingt-cinq shillings en poche. Vous savez, nous n’étions pas pauvres, nous n’avons jamais manqué de rien et nous nous sommes toujours débrouillés pour mettre de l’argent de côté.
 
Certains jours, je l’accompagnais au travail ; enfin, avant d’être assez grand pour l’école. J’aimais bien aller à la carrière avec lui. Il m’asseyait sur le cheval dans la cage et je descendais jusqu’au fond du puits. Quand le coup de fusil annonçait le déjeuner, je devais escalader l’échelle sur le côté, parce que le cheval mangeait dans sa musette et ne remontait pas. Mon père grimpait derrière moi et criait : « Va-t’en, fényion ! Va-t’en, donc ! [1] » Je n’avais pas peur. Je savais que si je tombais, il me rattraperait.
 
Je passais l’heure du déjeuner dans la remise avec les hommes, buvais une gorgée de son thé, mangeais un peu de son repas, puis il m’emmenait à St Sampson voir les bateaux.
 
En ce temps-là, le port fourmillait d’embarcations à voiles et il y en avait toujours trois ou quatre qui mouillaient dans la rade au large, en attendant de pouvoir rentrer. Je n’arrivais pas à ­décider si je voulais travailler à la carrière ou devenir marin quand je serais grand. Mais la voile céda rapidement la place à la vapeur et quand il n’y eut pratiquement plus que des bateaux de ce genre dans le port de St Sampson, je me sentis moins attiré par la mer.
 
L’après-midi, il me confiait à Fred Tucker, le grutier. J’aimais bien être avec Fred Tucker dans la cabine de grue. Il me laissait actionner le levier qui mettait le mécanisme en marche. « Regarde, tu remontes un chargement ! », disait-il. Et quand la charge émergeait de la carrière, il faisait pivoter la grue puis abaissait le chariot jusqu’à ce que les roues touchent le sol. Un cheval attendait avec son conducteur pour le tirer jusqu’au casse-pierres de Mowlem, sur la côte nord.
 
Dans ce temps-là, le Nord tout entier résonnait du bourdonnement des casse-pierres et du grondement provoqué par les roues métalliques des lourds chariots, sur les routes. Quand venait l’heure de rentrer, j’étais mort de fatigue et à peine capable de mettre un pied devant ­l’autre. Mon père devait me porter sur ses épaules presque tout le chemin jusque chez nous.
 
Le samedi, il rentrait déjeuner à treize heures et, l’après-midi, il s’occupait du jardin derrière la maison ou partait à la pêche dans notre bateau. J’aimais bien aller pêcher avec lui. Il me laissait tenir le gouvernail. « Si tu tires par là, le bateau ira par-là, disait-il, et si tu tires dans l’autre sens, le bateau ira par là-bas. » J’avais compris le principe.
 
Après le thé, il se lavait de la tête aux pieds devant le feu pendant que dans l’autre pièce ma mère nous préparait, ma sœur et moi, pour aller en ville. Le temps qu’elle nous trouve enfin présentables, il avait harnaché le poney et la carriole nous attendait.
 
C’était une carriole haute avec des roues fines et une banquette étroite. Mon père s’asseyait à un bout, ma mère à l’autre, et moi au milieu, avec ma sœur à mes pieds. Ça faisait une sacrée charge pour le pauvre vieux Jack.
 
Le dimanche, mon père n’était pas autorisé à travailler à ­l’extérieur, il devait rester assis devant la cheminée pour veiller à ce que l’eau des pommes de terre ne s’évapore pas et que la viande ne brûle pas dans le four pendant que ma mère et Tabitha partaient assister à la messe du matin. Un jour, il a oublié ­d’enlever les pommes de terre du feu et c’est la seule fois où j’ai vu ma mère se mettre en colère. Le reste du temps, s’il commettait une erreur, elle poussait un grand soupir et c’était tout. 
 
Mais cette fois-là, elle lui est tombée dessus en disant qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. Et c’est vrai que c’était de sa faute. Dès qu’il fourrait le nez dans son sacré journal, on aurait dit que plus rien n’existait. C’était un journal en papier rose appelé le Police Budget, qu’il achetait le samedi soir chez Tozer dans Smith Street, et qui publiait des photos de tous les meurtres commis en Angleterre : des femmes avec la gorge tranchée, du sang partout sur le lit !
 
Le déjeuner était toujours copieux le dimanche, et si mon père avait été libre de faire ce qu’il voulait, il se serait offert une petite sieste après ; mais ma mère lui faisait mettre ses plus beaux habits et le forçait à s’asseoir sur le canapé dans la pièce de devant, au cas où on aurait reçu de la visite pour le thé. Je n’aime pas penser à mon père ces dimanches après-midi. Je préfère penser à lui dans la carrière, où il était respecté par les hommes et aurait pu devenir contremaître, s’il avait vécu.
 
La Tabby, comme on appelait ma sœur, allait au lit de bonne heure le dimanche et ma mère se rendait seule à la messe du soir. Dès qu’elle avait passé le portail, mon père disait : « Viens, fiston, on va faire l’école buissonnière. » Et on filait dans l’appentis au fond du jardin, en prenant la lampe s’il faisait noir. Il y rangeait ses burins, ses marteaux et sa scie, le bois, la colle et la ficelle.
 
C’est pendant ces soirées qu’il m’a appris à fabriquer des cerfs volants. J’avais toujours le meilleur de ceux que faisaient planer les garçons dans L’Ancresse Common, et tout le monde savait que c’était le mien, parce qu’il était tapissé avec le papier rose du Police Budget, et toutes ces femmes égorgées s’envolaient dans les airs.
 
Quand ma mère rentrait, nous étions déjà de retour dans la maison, assis de part et d’autre de la cheminée, sages comme des images.
 
Mon père a voyagé dans le monde entier. Il n’a reçu aucune instruction à proprement parler, mais il a vadrouillé dans les bateaux-pilotes avec les jeunes Noyon et Corbet de Birdo, et à douze ans, il a pris la mer. Engagé comme mousse, il a fini second, et pourtant, il est revenu à Guernesey. C’est vrai qu’il avait une jolie petite maison où s’installer, après la mort de son père, mais il n’y avait pas que ça.
 
J’ai vu le même phénomène se produire chez des dizaines de gars. Ils ne rêvent que de partir de l’île et, quand ils s’en vont pour de bon, l’envie de revenir leur ronge le cœur. C’est pour ça que moi, je n’ai jamais quitté Guernesey. Je savais que je finirais de toute façon là où j’avais commencé.
 
C’était bizarre que mon père aille se battre dans une guerre alors que rien ne l’y obligeait, mais il avait parfois de drôles d’idées. Il n’était pas contre les Anglais, il estimait simplement qu’ils avaient tort d’être contre les Irlandais et les Boers.
 
Bien entendu, il ne parlait pas de ce genre de choses avec ma mère, mais je l’entendais en discuter avec son petit frère, mon oncle Willie. Mon père l’idolâtrait. Willie était un grand sportif qui avait remporté le championnat de cyclisme trois ans de suite. 
 
Il avait sa photo affichée dans la vitrine de Bucktrout sur High Street, campé à côté de son grand-bi [2], presque aussi haut que lui, avec la grosse coupe en argent à ses pieds. Il s’est moqué de mon père parce que celui-ci s’inquiétait de ce qui pouvait arriver aux Boers. « Pense d’abord à toi, Alf, avait-il dit, et laisse le monde gérer ses affaires. »
 
Mon oncle Willie, on ne peut pas dire qu’il gérait bien les siennes. Il travaillait comme jardinier chez Monsieur Roger de Lisle, à la Grange, était ami avec le fils et habitait chez eux. Mais voilà qu’il s’est laissé fiancer à une fille Le Couture de St Martin.
 
Le soir avant le mariage, il a annoncé qu’il allait tirer le lapin du côté de Jerbourg. Comme il n’était toujours pas rentré longtemps après la tombée de la nuit, le jeune de Lisle est parti à sa recherche et l’a retrouvé mort, une balle dans la tête. L’enquête a conclu à un accident, mais tout le monde savait qu’il l’avait fait exprès. Il était habitué à manier le fusil depuis son enfance et avait gagné des prix à Bisley.
 
Je comprenais son geste, le pauvre gars. Il avait eu le courage de faire ce qu’il fallait. Après avoir attendu un an, la fille Le Couture a épousé le vieux Cohu des Petites Caches ; c’était sa deuxième femme et il lui a laissé une fortune.
 
Je dirai en faveur de ma mère qu’elle n’a jamais tiré vanité de ce qu’elle possédait, mais il y a une chose dont elle était fière. Je l’ai souvent entendue dire aux gens : « Quand je me marie, moi je ne change pas de nom. » Et c’était vrai. C’était une Le Page et mon père était un Le Page, mais, comme elle disait, ils n’étaient pas parents.
 
Mon père était un Le Page du Clos-du-Valle et il venait d’une famille de marins. Son arrière-grand-père, Alf Le Page, était capitaine de la Daisy, une goélette, tandis que son frère, Dick, n’était autre que le célèbre Richard Le Page qui a servi sous les ordres de l’Amiral Lord de Saumarez et été tué à la bataille du Nil.
 
Quand les carrières ont ouvert dans le Nord, il y avait beaucoup d’argent à se faire, et mon grand-père, qui était un simple cuistot, a laissé tomber la mer et s’est fait embaucher à la carrière de Chouey. Il a dû bien se débrouiller, car c’est lui qui a construit Les Moulins où j’ai vécu toute ma vie. Bâtis en solide granit bleu de Guernesey, ils dureront à jamais. Encore heureux, d’ailleurs. Ils ont quand même coûté cent livres, ce qui est beaucoup.
 
J’avais un grand-oncle, le frère de mon grand-père, dont on parlait beaucoup. Il était rentré de ses voyages en mer avec une femme qui se faisait appeler Bella Devine. Personne ne savait qui elle était ni d’où elle venait. Elle prêchait à l’oratoire du Marin dans les Banks, et ils vivaient dans le cottage le plus crasseux d’une rangée de vieux cottages crasseux près de l’église du Vale.
 
Il allait régulièrement ramasser le crottin de cheval devant la barrière de L’Ancresse Common dans une caisse à gélignite [3] montée sur deux roues pour le répandre dans son jardin. Je n’étais pas censé savoir qu’on était parents, mais quand je le voyais, je lui disais : « Bonjour, mon oncle ! »
 
Dans la famille de ma mère, il n’y avait personne dont les gens puissent vraiment parler, à part son frère.
 
Elle descendait des Le Page de Câtel, des cultivateurs et des fermiers assez aisés, mais quelques-uns étaient aussi pêcheurs. Quoi qu’il en soit, ils étaient considérés comme des gens bien, dont on parlait avec respect.
 
Son père était Nicholas Le Page des Sablons, à Cobo, qui était le fils d’Eliazar Le Page, qui était le fils d’Obadiah Le Page, qui lui-même était le fils de Thomas Le Page, converti au christianisme par John Wesley quand ce dernier avait débarqué à Guernesey.
 
Les Sablons n’étaient pas aussi beaux que notre maison. Construite en briques et mortier, puis chaulée, la bâtisse n’avait de pièces que d’un seul côté de la porte d’entrée, mais il y avait aussi une pièce à l’étage, avec une lucarne, et une autre dans l’appentis. Elle est encore debout aujourd’hui, mais je ne sais pas qui y habite.
 
Nicholas Le Page, mon grand-père, était prédicateur. Il est mort d’une crise cardiaque pendant qu’il était en chaire à la chapelle des Capelles. Je ne me souviens pas de lui.
 
Aussi loin que je me rappelle, ma grand-mère a toujours été veuve. C’était une minuscule bonne femme qui portait de gros sabots et une grande coiffe. J’aimais bien ma petite grand-mère.
 
Elle allait régulièrement à l’église méthodiste, mais on ne se serait jamais douté qu’elle était pieuse ; elle était toujours prête à faire n’importe quoi pour n’importe qui.
 
Elle souffrait d’un cancer, et chaque fois que j’allais prendre de ses nouvelles, elle levait le bras pour me cueillir une figue sur le figuier, parce qu’elle savait que je les adorais, même si ça lui faisait un mal de chien.
 
J’aimais surtout y aller le jour où elle faisait le pain. Je l’aidais à couper des ajoncs et la regardais y mettre le feu au fond du four creusé dans le mur. Elle posait toujours une petite miche sur une pierre brûlante rien que pour moi, histoire que j’en aie un en entier.
 
Elle ne parlait pas anglais et ne pouvait lire la Bible qu’en français. Ma mère, elle, parlait un peu anglais et notre grosse bible était en anglais.
 
Ma mère était l’aînée de sa famille. Après elle, il y a eu deux ou trois enfants qui sont morts, puis mon oncle Nathaniel, ou Nat, comme on l’appelait.
 
J’aimais bien mon oncle Nat. Il était jovial, beau garçon et passait son temps à pêcher, à boire, à jouer aux cartes avec les gars du côté d’Albecq ou de Vazon, et à courir les filles.
 
Il n’avait aucun respect pour son père. Un jour, le révérend Dumond, pasteur de la chapelle des Capelles, a frappé à leur porte et, quand Nat est allé ouvrir, le pasteur lui a demandé où était son père. Alors mon oncle a répondu : « Oh, il est là, derrière, dans la porcherie, c’est celui qui porte un chapeau. » Quand ma mère m’a raconté cette terrible histoire, je n’ai pas pu me retenir et j’ai éclaté de rire.
 
Pourtant, moi, je n’aurais jamais dit ça de mon père, car ce n’était pas un cochon.
 
Après mon oncle Nat, il y a eu des jumeaux, qui sont morts, puis les deux plus jeunes sœurs, Priscille et Henriette, qu’on surnommait la Prissy et la Hetty. Elles avaient cinq ans de ­différence et elles ont épousé l’aîné et le cadet des fils Martel, les enfants de Harold Martel de Ronceval, le maçon.
 
Les Martel de Ronceval étaient des gens prospères, mais le plus âgé, Harold, a épousé la plus jeune sœur, Hetty, qui avait des années de moins que lui, et le plus jeune, Percy, a épousé la plus vieille, Prissy,  qui avait des années de plus que lui. Pour ma part, ce n’est pas du tout comme ça que j’aurais arrangé les choses.
 
Une chose épouvantable est arrivée à mon oncle Nat. Il n’avait pas quarante ans quand il est soudain devenu très faible et dérangé de la tête, bien que des mauvaises langues aient prétendu que c’était uniquement parce qu’il était trop paresseux pour travailler.
 
Il restait couché toute la journée sur sa jonquière [4] à broder des tableaux de bateaux sur de la toile, avec des laines de couleur. C’étaient des navires en détresse sur des mers déchaînées, dont ses sœurs ont hérité quand il est mort. Il y en a un sur le mur en face de moi en ce moment même. Il m’arrive de le trouver plus saisissant qu’un vrai bateau sur une vraie mer.
 
J’avais un paquet de grands-tantes, mais la seule qui avait quelque chose à léguer, c’était ma grand-tante Sarah. C’était la tante de ma mère, la sœur de son père, et il paraît qu’elle aussi était folle. Elle habitait une grande maison entourée d’arbres à la Hougue Chaunée, et une dame de compagnie était payée pour s’occuper d’elle.
 
Pendant des années, la question de savoir à qui elle laisserait son argent a été source de tourments pour la famille. Ma mère nous emmenait chez elle, Tabitha et moi, pour nous montrer. La Prissy et la Hetty conduisaient aussi leurs enfants, même si la Hetty n’avait pas grand-chose à montrer.
 
Avant d’y aller, ma mère nous expliquait que ça n’était pas pour son bien qu’elle faisait ça, mais pour le nôtre, afin qu’on puisse peut-être bénéficier de ce qui était nécessaire dans ce monde, sans être redevables à personne.
 
Ma grand-tante était enveloppée dans un châle et avait l’air d’un vieil oiseau, assise dans son fauteuil près du feu. Tout ce que Tabitha pouvait dire, c’était « Oh ! », en la regardant avec de grands yeux. Moi, je gardais le silence, parce que ma mère m’avait fait comprendre que je ne devais pas ouvrir la bouche, sinon j’étais sûr de dire ce qu’il ne fallait pas.
 
De toute façon, ma grand-tante a donné l’ordre qu’on lui apporte son argent en billets d’une livre afin qu’elle le brûle, parce que aucun membre de la famille ne le méritait. C’est là que la fille de Garis, la dame de compagnie, a eu une brillante idée. Elle lui a donné des morceaux de papier de la taille d’un billet d’une livre, et ma grand tante a passé des heures à les jeter dans le feu l’un après l’autre, en riant à gorge déployée à l’idée de tout cet argent parti en fumée que ses nièces et leurs morveux n’auraient pas.
 
C’est pour cette raison qu’ils disaient qu’elle était folle, mais je crois qu’elle savait ce qu’elle faisait au moins aussi bien que moi.
 
Quand elle est morte et qu’on a lu son testament après l’enterrement, on a découvert qu’elle avait tout laissé au pasteur presbytérien.
 
Il est dit dans la Bible : « Regarde la pierre dans laquelle tu as été sculpté et le puits dont tu fus extrait. » Eh bien, ces gens sont la pierre dans laquelle j’ai été sculpté et le puits dont j’ai été extrait.
 
Je n’ai pas parlé de mes cousins, ou des cousins de mes cousins, mais il faut dire que la moitié des gens de l’île sont mes cousins, ou les cousins de mes cousins.
 

[1] Les mots et phrases en patois de Guernesey ou en français apparaissent en italique dans le texte.

[2] Type de bicyclette répandue chez les sportifs dans les années 1870 et 1880. Elle se distingue par le diamètre impressionnant de sa roue avant.
[3] Caisse servant à transporter des explosifs.
[4] Désigne un lit bas recouvert de paille ou de fougère séchée.

G.B. Edwards

Extrait
du
Livre d’Ebenezer
Le Page

1

Guernesey, Guernsey, Garnsai, Sarnia, qu’ils disent. Moi, en  tout cas, je ne sais pas. Plus je vieillis, plus j’apprends, et plus je sais que je ne sais rien.

Je crois que je suis le plus vieux de l’île. Liza Quéripel de Pleinmont prétend que c’est elle, mais je pense qu’elle en rajoute. Quand elle était jeune, elle avait un anniversaire tous les deux ou trois ans, mais ces derniers temps, elle en a deux ou trois par an.

Pour être honnête, je ne connais pas mon âge. Ma mère l’a noté sur la première page de la grande Bible ; elle a inscrit le jour et le mois, mais elle a oublié de mettre l’année. Je suppose que je pourrais la trouver en allant au Greffe, mais ce n’est pas maintenant que je vais m’en soucier.

Mon père a été tué pendant la guerre des Boers. Il est parti s’enrôler dans la Brigade irlandaise et a combattu à leurs côtés. Son nom figure parmi ceux qui sont morts pour leur pays sur le monument que le duc de Connaught a inauguré sur Saint-Julien’s Avenue.

Je me souviens très bien de cette journée, parce que moi et mon copain Jim Mahy, on est allés en ville pour voir la cérémonie. Le matin, il bruinait, et le soir, la pluie tombait à verse. À tel point qu’elle a éteint les lanternes chinoises le long de Glatney et les lampions jusqu’au bout de White Rock.

Au milieu du bassin, il y avait une péniche illuminée où devait jouer l’orchestre de la milice ; ça a été un désastre. Je me disais que ce serait agréable d’entendre la musique flotter au-dessus de l’eau. Ils ont fait de leur mieux, mais ils ont dû renoncer. Le duc de Connaught n’a pas eu à se plaindre, lui ; il était bien au sec à l’intérieur, en train de boire et de manger.

J’étais déjà un jeune homme quand mon père est mort, ­pourtant, je n’arrive pas à me rappeler son visage, à quoi il ressemblait. J’ai vu sa photo dans l’album de famille, du temps où lui aussi était jeune homme. Il porte une veste de hussard et un pantalon au bas large ; il a une épaisse moustache et les cheveux rabattus en boucle en travers du front. Il a un petit côté mauvais garçon.

J’ignore comment il en est venu à épouser ma mère. C’était une femme bien. Elle lisait la Bible jour et nuit et, vers la fin, quand elle est devenue si grosse qu’elle ne pouvait plus bouger, elle ne faisait presque plus que ça.

Ça avait été une très belle femme dans son temps, à en juger par une photo d’elle avant son mariage. Ses cheveux noirs et lisses sont séparés par une raie au milieu et noués en chignon sur la nuque, et elle porte une robe noire qui lui va du menton à la pointe des pieds, avec une tournure. Quand elle est devenue veuve, elle a mis un voile noir devant son visage pendant un an. Puis elle s’est mise en demi deuil et a orné son bonnet d’une fleur mauve.

Elle ne faisait jamais référence à mon père en tant que « Al », « Alfred » ou « mon mari », elle parlait seulement de lui comme du « père d’Ebenezer et de Tabitha » : moi et ma sœur.

Quand elle me répétait des choses qu’il avait dites, elle commençait toujours par « d’après ton père », et ce d’une façon qui me laissait penser que j’aurais dû avoir honte de lui. La seule fois où je l’ai entendue dire « mon mari », c’est lorsqu’elle m’a déclaré un jour : « Ton père était mon mari dans la chair. Il n’appartenait pas à la Maison de la Foi. » 

Le problème, c’est qu’il était anglican, alors qu’elle était méthodiste. Ça ne la gênait pas de s’être mariée à l’Église anglicane. Comme elle disait : « Le mariage ne dure que quelques années, après tout. » Mais elle lui a fait promettre, si elle partait la première, de veiller à ce qu’elle soit enterrée selon les rites méthodistes. Elle ne voulait pas qu’il y ait d’ambiguïté plus tard. Pour je ne sais quelle raison, elle a tourné le dos aux méthodistes peu après son mariage et a rejoint les rangs des Frères.

Il y avait deux sortes de Frères : les Frères ouverts et les Frères fermés. Elle s’est d’abord ralliée aux Frères ouverts, mais ils chantaient des cantiques en s’accompagnant d’un harmonium, ce qui, selon elle, constituait un péché, car le premier instrument de musique avait été créé par Jubal, lequel descendait de Caïn.

Alors elle a changé pour se rapprocher des Frères fermés. Ceux-là chantaient les cantiques seulement avec leurs cœurs, ils priaient, lisaient la Bible, prêchaient et rompaient le pain. À l’entendre, ils étaient le pur lait de la Parole.

Cela dit, il n’y avait pas de disputes à la maison. Mon père ne rentrait pas saoul et ne se mettait pas à jurer et à cogner sur ma mère comme chez Dan Ferbrache et Amy de Sandy Hook. On parlait peu chez nous. Ma mère pouvait dire : « Tu feras ça ? », et mon père répondait : « Oui » ; ou bien mon père disait : « Je peux faire ça ? », et ma mère répondait : « Non ». Il ne ren­trait à la maison que pour dîner et se mettre au lit, sauf le samedi après-midi et le dimanche.

Il travaillait pour le vieux Tom Mauger de Sous-les-Houghes, dans la carrière de Queen, de sept heures du matin à six heures du soir, et emportait son déjeuner dans une gamelle, ainsi qu’un bidon de thé qu’il gardait au chaud près du poêle de la remise. C’était un très bon carrier. 

En été, quand il faisait des heures supplémentaires, il rentrait parfois le vendredi soir avec vingt-cinq shillings en poche. Vous savez, nous n’étions pas pauvres, nous n’avons jamais manqué de rien et nous nous sommes toujours débrouillés pour mettre de l’argent de côté.

Certains jours, je l’accompagnais au travail ; enfin, avant d’être assez grand pour l’école. J’aimais bien aller à la carrière avec lui. Il m’asseyait sur le cheval dans la cage et je descendais jusqu’au fond du puits. Quand le coup de fusil annonçait le déjeuner, je devais escalader l’échelle sur le côté, parce que le cheval mangeait dans sa musette et ne remontait pas. Mon père grimpait derrière moi et criait : « Va-t’en, fényion ! Va-t’en, donc ! [1] » Je n’avais pas peur. Je savais que si je tombais, il me rattraperait.

Je passais l’heure du déjeuner dans la remise avec les hommes, buvais une gorgée de son thé, mangeais un peu de son repas, puis il m’emmenait à St Sampson voir les bateaux.

En ce temps-là, le port fourmillait d’embarcations à voiles et il y en avait toujours trois ou quatre qui mouillaient dans la rade au large, en attendant de pouvoir rentrer. Je n’arrivais pas à ­décider si je voulais travailler à la carrière ou devenir marin quand je serais grand. Mais la voile céda rapidement la place à la vapeur et quand il n’y eut pratiquement plus que des bateaux de ce genre dans le port de St Sampson, je me sentis moins attiré par la mer.

L’après-midi, il me confiait à Fred Tucker, le grutier. J’aimais bien être avec Fred Tucker dans la cabine de grue. Il me laissait actionner le levier qui mettait le mécanisme en marche. « Regarde, tu remontes un chargement ! », disait-il. Et quand la charge émergeait de la carrière, il faisait pivoter la grue puis abaissait le chariot jusqu’à ce que les roues touchent le sol. Un cheval attendait avec son conducteur pour le tirer jusqu’au casse-pierres de Mowlem, sur la côte nord.

Dans ce temps-là, le Nord tout entier résonnait du bourdonnement des casse-pierres et du grondement provoqué par les roues métalliques des lourds chariots, sur les routes. Quand venait l’heure de rentrer, j’étais mort de fatigue et à peine capable de mettre un pied devant ­l’autre. Mon père devait me porter sur ses épaules presque tout le chemin jusque chez nous.

Le samedi, il rentrait déjeuner à treize heures et, l’après-midi, il s’occupait du jardin derrière la maison ou partait à la pêche dans notre bateau. J’aimais bien aller pêcher avec lui. Il me laissait tenir le gouvernail. « Si tu tires par là, le bateau ira par-là, disait-il, et si tu tires dans l’autre sens, le bateau ira par là-bas. » J’avais compris le principe.

Après le thé, il se lavait de la tête aux pieds devant le feu pendant que dans l’autre pièce ma mère nous préparait, ma sœur et moi, pour aller en ville. Le temps qu’elle nous trouve enfin présentables, il avait harnaché le poney et la carriole nous attendait.

C’était une carriole haute avec des roues fines et une banquette étroite. Mon père s’asseyait à un bout, ma mère à l’autre, et moi au milieu, avec ma sœur à mes pieds. Ça faisait une sacrée charge pour le pauvre vieux Jack.

Le dimanche, mon père n’était pas autorisé à travailler à ­l’extérieur, il devait rester assis devant la cheminée pour veiller à ce que l’eau des pommes de terre ne s’évapore pas et que la viande ne brûle pas dans le four pendant que ma mère et Tabitha partaient assister à la messe du matin. Un jour, il a oublié ­d’enlever les pommes de terre du feu et c’est la seule fois où j’ai vu ma mère se mettre en colère. Le reste du temps, s’il commettait une erreur, elle poussait un grand soupir et c’était tout. 

Mais cette fois-là, elle lui est tombée dessus en disant qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. Et c’est vrai que c’était de sa faute. Dès qu’il fourrait le nez dans son sacré journal, on aurait dit que plus rien n’existait. C’était un journal en papier rose appelé le Police Budget, qu’il achetait le samedi soir chez Tozer dans Smith Street, et qui publiait des photos de tous les meurtres commis en Angleterre : des femmes avec la gorge tranchée, du sang partout sur le lit !

Le déjeuner était toujours copieux le dimanche, et si mon père avait été libre de faire ce qu’il voulait, il se serait offert une petite sieste après ; mais ma mère lui faisait mettre ses plus beaux habits et le forçait à s’asseoir sur le canapé dans la pièce de devant, au cas où on aurait reçu de la visite pour le thé. Je n’aime pas penser à mon père ces dimanches après-midi. Je préfère penser à lui dans la carrière, où il était respecté par les hommes et aurait pu devenir contremaître, s’il avait vécu.

La Tabby, comme on appelait ma sœur, allait au lit de bonne heure le dimanche et ma mère se rendait seule à la messe du soir. Dès qu’elle avait passé le portail, mon père disait : « Viens, fiston, on va faire l’école buissonnière. » Et on filait dans l’appentis au fond du jardin, en prenant la lampe s’il faisait noir. Il y rangeait ses burins, ses marteaux et sa scie, le bois, la colle et la ficelle.

C’est pendant ces soirées qu’il m’a appris à fabriquer des cerfs volants. J’avais toujours le meilleur de ceux que faisaient planer les garçons dans L’Ancresse Common, et tout le monde savait que c’était le mien, parce qu’il était tapissé avec le papier rose du Police Budget, et toutes ces femmes égorgées s’envolaient dans les airs.

Quand ma mère rentrait, nous étions déjà de retour dans la maison, assis de part et d’autre de la cheminée, sages comme des images.

Mon père a voyagé dans le monde entier. Il n’a reçu aucune instruction à proprement parler, mais il a vadrouillé dans les bateaux-pilotes avec les jeunes Noyon et Corbet de Birdo, et à douze ans, il a pris la mer. Engagé comme mousse, il a fini second, et pourtant, il est revenu à Guernesey. C’est vrai qu’il avait une jolie petite maison où s’installer, après la mort de son père, mais il n’y avait pas que ça.

J’ai vu le même phénomène se produire chez des dizaines de gars. Ils ne rêvent que de partir de l’île et, quand ils s’en vont pour de bon, l’envie de revenir leur ronge le cœur. C’est pour ça que moi, je n’ai jamais quitté Guernesey. Je savais que je finirais de toute façon là où j’avais commencé.

C’était bizarre que mon père aille se battre dans une guerre alors que rien ne l’y obligeait, mais il avait parfois de drôles d’idées. Il n’était pas contre les Anglais, il estimait simplement qu’ils avaient tort d’être contre les Irlandais et les Boers.

Bien entendu, il ne parlait pas de ce genre de choses avec ma mère, mais je l’entendais en discuter avec son petit frère, mon oncle Willie. Mon père l’idolâtrait. Willie était un grand sportif qui avait remporté le championnat de cyclisme trois ans de suite. 

Il avait sa photo affichée dans la vitrine de Bucktrout sur High Street, campé à côté de son grand-bi [2], presque aussi haut que lui, avec la grosse coupe en argent à ses pieds. Il s’est moqué de mon père parce que celui-ci s’inquiétait de ce qui pouvait arriver aux Boers. « Pense d’abord à toi, Alf, avait-il dit, et laisse le monde gérer ses affaires. »

Mon oncle Willie, on ne peut pas dire qu’il gérait bien les siennes. Il travaillait comme jardinier chez Monsieur Roger de Lisle, à la Grange, était ami avec le fils et habitait chez eux. Mais voilà qu’il s’est laissé fiancer à une fille Le Couture de St Martin.

Le soir avant le mariage, il a annoncé qu’il allait tirer le lapin du côté de Jerbourg. Comme il n’était toujours pas rentré longtemps après la tombée de la nuit, le jeune de Lisle est parti à sa recherche et l’a retrouvé mort, une balle dans la tête. L’enquête a conclu à un accident, mais tout le monde savait qu’il l’avait fait exprès. Il était habitué à manier le fusil depuis son enfance et avait gagné des prix à Bisley.

Je comprenais son geste, le pauvre gars. Il avait eu le courage de faire ce qu’il fallait. Après avoir attendu un an, la fille Le Couture a épousé le vieux Cohu des Petites Caches ; c’était sa deuxième femme et il lui a laissé une fortune.

Je dirai en faveur de ma mère qu’elle n’a jamais tiré vanité de ce qu’elle possédait, mais il y a une chose dont elle était fière. Je l’ai souvent entendue dire aux gens : « Quand je me marie, moi je ne change pas de nom. » Et c’était vrai. C’était une Le Page et mon père était un Le Page, mais, comme elle disait, ils n’étaient pas parents.

Mon père était un Le Page du Clos-du-Valle et il venait d’une famille de marins. Son arrière-grand-père, Alf Le Page, était capitaine de la Daisy, une goélette, tandis que son frère, Dick, n’était autre que le célèbre Richard Le Page qui a servi sous les ordres de l’Amiral Lord de Saumarez et été tué à la bataille du Nil.

Quand les carrières ont ouvert dans le Nord, il y avait beaucoup d’argent à se faire, et mon grand-père, qui était un simple cuistot, a laissé tomber la mer et s’est fait embaucher à la carrière de Chouey. Il a dû bien se débrouiller, car c’est lui qui a construit Les Moulins où j’ai vécu toute ma vie. Bâtis en solide granit bleu de Guernesey, ils dureront à jamais. Encore heureux, d’ailleurs. Ils ont quand même coûté cent livres, ce qui est beaucoup.

J’avais un grand-oncle, le frère de mon grand-père, dont on parlait beaucoup. Il était rentré de ses voyages en mer avec une femme qui se faisait appeler Bella Devine. Personne ne savait qui elle était ni d’où elle venait. Elle prêchait à l’oratoire du Marin dans les Banks, et ils vivaient dans le cottage le plus crasseux d’une rangée de vieux cottages crasseux près de l’église du Vale.

Il allait régulièrement ramasser le crottin de cheval devant la barrière de L’Ancresse Common dans une caisse à gélignite [3] montée sur deux roues pour le répandre dans son jardin. Je n’étais pas censé savoir qu’on était parents, mais quand je le voyais, je lui disais : « Bonjour, mon oncle ! »

Dans la famille de ma mère, il n’y avait personne dont les gens puissent vraiment parler, à part son frère.

Elle descendait des Le Page de Câtel, des cultivateurs et des fermiers assez aisés, mais quelques-uns étaient aussi pêcheurs. Quoi qu’il en soit, ils étaient considérés comme des gens bien, dont on parlait avec respect.

Son père était Nicholas Le Page des Sablons, à Cobo, qui était le fils d’Eliazar Le Page, qui était le fils d’Obadiah Le Page, qui lui-même était le fils de Thomas Le Page, converti au christianisme par John Wesley quand ce dernier avait débarqué à Guernesey.

Les Sablons n’étaient pas aussi beaux que notre maison. Construite en briques et mortier, puis chaulée, la bâtisse n’avait de pièces que d’un seul côté de la porte d’entrée, mais il y avait aussi une pièce à l’étage, avec une lucarne, et une autre dans l’appentis. Elle est encore debout aujourd’hui, mais je ne sais pas qui y habite.

Nicholas Le Page, mon grand-père, était prédicateur. Il est mort d’une crise cardiaque pendant qu’il était en chaire à la chapelle des Capelles. Je ne me souviens pas de lui.

Aussi loin que je me rappelle, ma grand-mère a toujours été veuve. C’était une minuscule bonne femme qui portait de gros sabots et une grande coiffe. J’aimais bien ma petite grand-mère.

Elle allait régulièrement à l’église méthodiste, mais on ne se serait jamais douté qu’elle était pieuse ; elle était toujours prête à faire n’importe quoi pour n’importe qui.

Elle souffrait d’un cancer, et chaque fois que j’allais prendre de ses nouvelles, elle levait le bras pour me cueillir une figue sur le figuier, parce qu’elle savait que je les adorais, même si ça lui faisait un mal de chien.

J’aimais surtout y aller le jour où elle faisait le pain. Je l’aidais à couper des ajoncs et la regardais y mettre le feu au fond du four creusé dans le mur. Elle posait toujours une petite miche sur une pierre brûlante rien que pour moi, histoire que j’en aie un en entier.

Elle ne parlait pas anglais et ne pouvait lire la Bible qu’en français. Ma mère, elle, parlait un peu anglais et notre grosse bible était en anglais.

Ma mère était l’aînée de sa famille. Après elle, il y a eu deux ou trois enfants qui sont morts, puis mon oncle Nathaniel, ou Nat, comme on l’appelait.

J’aimais bien mon oncle Nat. Il était jovial, beau garçon et passait son temps à pêcher, à boire, à jouer aux cartes avec les gars du côté d’Albecq ou de Vazon, et à courir les filles.

Il n’avait aucun respect pour son père. Un jour, le révérend Dumond, pasteur de la chapelle des Capelles, a frappé à leur porte et, quand Nat est allé ouvrir, le pasteur lui a demandé où était son père. Alors mon oncle a répondu : « Oh, il est là, derrière, dans la porcherie, c’est celui qui porte un chapeau. » Quand ma mère m’a raconté cette terrible histoire, je n’ai pas pu me retenir et j’ai éclaté de rire.

Pourtant, moi, je n’aurais jamais dit ça de mon père, car ce n’était pas un cochon.

Après mon oncle Nat, il y a eu des jumeaux, qui sont morts, puis les deux plus jeunes sœurs, Priscille et Henriette, qu’on surnommait la Prissy et la Hetty. Elles avaient cinq ans de ­différence et elles ont épousé l’aîné et le cadet des fils Martel, les enfants de Harold Martel de Ronceval, le maçon.

Les Martel de Ronceval étaient des gens prospères, mais le plus âgé, Harold, a épousé la plus jeune sœur, Hetty, qui avait des années de moins que lui, et le plus jeune, Percy, a épousé la plus vieille, Prissy,  qui avait des années de plus que lui. Pour ma part, ce n’est pas du tout comme ça que j’aurais arrangé les choses.

Une chose épouvantable est arrivée à mon oncle Nat. Il n’avait pas quarante ans quand il est soudain devenu très faible et dérangé de la tête, bien que des mauvaises langues aient prétendu que c’était uniquement parce qu’il était trop paresseux pour travailler.

Il restait couché toute la journée sur sa jonquière [4] à broder des tableaux de bateaux sur de la toile, avec des laines de couleur. C’étaient des navires en détresse sur des mers déchaînées, dont ses sœurs ont hérité quand il est mort. Il y en a un sur le mur en face de moi en ce moment même. Il m’arrive de le trouver plus saisissant qu’un vrai bateau sur une vraie mer.

J’avais un paquet de grands-tantes, mais la seule qui avait quelque chose à léguer, c’était ma grand-tante Sarah. C’était la tante de ma mère, la sœur de son père, et il paraît qu’elle aussi était folle. Elle habitait une grande maison entourée d’arbres à la Hougue Chaunée, et une dame de compagnie était payée pour s’occuper d’elle.

Pendant des années, la question de savoir à qui elle laisserait son argent a été source de tourments pour la famille. Ma mère nous emmenait chez elle, Tabitha et moi, pour nous montrer. La Prissy et la Hetty conduisaient aussi leurs enfants, même si la Hetty n’avait pas grand-chose à montrer.

Avant d’y aller, ma mère nous expliquait que ça n’était pas pour son bien qu’elle faisait ça, mais pour le nôtre, afin qu’on puisse peut-être bénéficier de ce qui était nécessaire dans ce monde, sans être redevables à personne.

Ma grand-tante était enveloppée dans un châle et avait l’air d’un vieil oiseau, assise dans son fauteuil près du feu. Tout ce que Tabitha pouvait dire, c’était « Oh ! », en la regardant avec de grands yeux. Moi, je gardais le silence, parce que ma mère m’avait fait comprendre que je ne devais pas ouvrir la bouche, sinon j’étais sûr de dire ce qu’il ne fallait pas.

De toute façon, ma grand-tante a donné l’ordre qu’on lui apporte son argent en billets d’une livre afin qu’elle le brûle, parce que aucun membre de la famille ne le méritait. C’est là que la fille de Garis, la dame de compagnie, a eu une brillante idée. Elle lui a donné des morceaux de papier de la taille d’un billet d’une livre, et ma grand tante a passé des heures à les jeter dans le feu l’un après l’autre, en riant à gorge déployée à l’idée de tout cet argent parti en fumée que ses nièces et leurs morveux n’auraient pas.

C’est pour cette raison qu’ils disaient qu’elle était folle, mais je crois qu’elle savait ce qu’elle faisait au moins aussi bien que moi.

Quand elle est morte et qu’on a lu son testament après l’enterrement, on a découvert qu’elle avait tout laissé au pasteur presbytérien.

Il est dit dans la Bible : « Regarde la pierre dans laquelle tu as été sculpté et le puits dont tu fus extrait. » Eh bien, ces gens sont la pierre dans laquelle j’ai été sculpté et le puits dont j’ai été extrait.

Je n’ai pas parlé de mes cousins, ou des cousins de mes cousins, mais il faut dire que la moitié des gens de l’île sont mes cousins, ou les cousins de mes cousins.

[1]Les mots et phrases en patois de Guernesey ou en français apparaissent en italique dans le texte.

[2] Type de bicyclette répandue chez les sportifs dans les années 1870 et 1880. Elle se distingue par le diamètre impressionnant de sa roue avant.

[3] Caisse servant à transporter des explosifs.

[4] Désigne un lit bas recouvert de paille ou de fougère séchée.