Joan G. Robinson

Souvenirs de Marnie

3. SUR LA GRÈVE

 

Tu r’montes, puis tu tournes à gauche au croisement.  Le bureau de poste est juste après. Et y a la route de la crique à droite. Allez ouste, va-t’en explorer un peu.:»

Madame Pegg l’encouragea d’un hochement de tête  et retourna à l’intérieur.

Anna trouva le bureau de poste –:à son grand étonnement, c’était un cottage en pierre comme celui des Pegg, avec une boîte aux lettres encastrée dans l’un des murs.  Elle y glissa sa carte puis revint sur ses pas, jusqu’au croisement. Elle se sentait libre. Libre et vide. Plus besoin de parler à qui que ce soit, d’être polie ou de faire des efforts.

De toute manière, il n’y avait pas un chat dans les parages. Un ouvrier agricole passa soudain à vélo, la salua et s’éloigna avant même qu’elle n’ait eu le temps d’être  surprise. Elle sautilla, puis descendit la route qui menait  à la grève et, sous ses yeux, la crique apparut.

L’air marin du littoral montait jusqu’à elle accompagné du cri des goélands. Plusieurs barques étaient amarrées et s’entrechoquaient doucement avec la marée qui changeait. Anna n’avait pas beaucoup marché mais elle avait la sen­sation d’avoir pénétré un autre monde. Un monde reculé et paisible, où il n’y avait que des bateaux, des oiseaux,  de l’eau et un ciel infini.

Elle sursauta en entendant des voix d’enfants. Ça riait  et ça chahutait. «:Vite:! Ils nous attendent:!:», s’exclama quelqu’un, et toute une bande fit irruption sur la grève. Cinq ou six garçons et filles de divers âges, en pulls et jeans bleu foncé. Aussitôt, Anna se raidit comme un piquet et arbora son masque de neutralité.

Mais inutile, ils ne venaient pas vers elle. Ils se mirent  à courir, tout en criant et se bousculant jusqu’à une voiture garée au bout de la route, avant de monter à bord. Les ­portières claquèrent, la voiture fit demi-tour, et alors qu’ils passaient devant Anna en direction du croisement,  elle aperçut un homme au volant, une femme à ses côtés et les enfants, pris dans une discussion animée, qui s’agitaient à l’arrière.

Après leur départ, l’endroit redevint paisible.
Je suis contente, se dit-elle. Je suis contente qu’ils soient partis. J’ai vu assez de nouvelles têtes pour la journée.  Mais son sentiment de liberté s’était imperceptiblement mué en solitude. Elle savait que même si elle leur avait parlé, jamais ils ne seraient devenus amis.

Ces enfants-là étaient «:dedans:» – c’était évident. De toute façon, je n’ai pas envie de faire d’autres rencontres aujourd’hui, se dit-elle  à nouveau – sans se rendre compte que les seules personnes à qui elle avait adressé la parole depuis son départ de Londres étaient Monsieur et Madame Pegg.

Et dire que son départ datait seulement du matin:!  Elle avait l’impression que la cohue de la gare de Liverpool Street, la ruée vers le train, la confusion, l’imminence  de la séparation – dont elle n’avait su se protéger qu’en se ­crispant –, que tout ça remontait déjà à une éternité.

Elle écouta le clapotement de l’eau s’entêtant contre  les barques, et se demanda à qui elles appartenaient.  Des chanceux, supposa-t-elle. Des gens qui venaient chaque été à Little Overton, et n’y avaient pas été envoyés parce qu’on souhaitait se débarrasser d’eux, ou parce qu’ilsnessayaientmêmepas, ou parce qu’on «:n’avait pas la moindre idée de quoi faire d’eux…:» Des garçons et des filles en pulls  et jeans, comme cette famille…

Anna arpenta le rivage, enleva ses chaussures et ses ­chaussettes et fit quelques pas dans l’eau, tout en regardant vers le marais. À l’horizon, des dunes dorées là où les rayons du soleil s’enfonçaient, étaient bordées de part et d’autre par la ligne bleue de la mer.

Un petit oiseau vola au-dessus de la crique, assez près d’Anna, et poussa un cri faible  et plaintif, quatre ou cinq fois de suite, toujours le même. On aurait dit qu’il criait:: «:Aie pitié:! Aie pitié:!:»

Elle resta là, à contempler, à écouter et à ne penser à  rien, à savourer ce grand vide qu’étaient la crique, le marais et le ciel, et qui semblait refléter l’insignifiance qu’elle ­ressentait à l’intérieur. Soudain, elle se tourna pour regarder dans l’autre direction. Elle avait l’étrange sensation d’être observée.

Il n’y avait personne. Personne sur la grève, ni sur le talus herbeux qui la séparait de la route. Les rares cottages ­semblaient inhabités, et la porte du hangar à bateaux était fermée. À droite, le village s’étalait entre les champs et, au loin, un moulin se dressait seul contre le ciel.
Elle se retourna et poursuivit son inspection. À gauche, derrière les cottages, un muret en briques longeait le talus et allait se perdre dans un bosquet sombre et touffu.

Enfin, elle remarqua la maison…

Dès qu’elle la vit, Anna sut qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. La maison donnait sur la crique:; elle était grande, vieille et carrée, avec de nombreuses fenêtres au cadre de bois d’un bleu passé. Pas étonnant qu’Anna ait cru être observée, avec toutes ces fenêtres qui la fixaient:!

Ce n’était pas une maison ordinaire, dans une longue rue, comme celle où habitait Anna à Londres. Elle n’était pas mitoyenne, elle avait quelque chose de tranquille, serein, immortel, comme si elle était là depuis toujours, et qu’à force de regarder la marée monter et descendre, encore et encore, elle avait tout oublié de la vie qui s’agitait dans son dos pour sombrer dans un doux rêve.

Un rêve de vacances estivales, de chaussures pleines de sable dispersées dans les pièces du rez-de-chaussée, d’algues accrochées à une fenêtre par des mains d’enfants pour prédire l’humidité et l’arrivée de la pluie, de filets à crevettes posés dans l’entrée, de seaux colorés, d’une étoile de mer séchée poussée dans un coin, d’un vieux chapeau de plage…

Alors qu’elle la contemplait, Anna ressentit toutes ces choses. Pourtant, elle n’avait jamais rien connu de tel. Enfin, peut-être que si… Un jour, quand elle était à l’orphelinat, elle était allée à la mer, mais n’en gardait que très peu de souvenirs. Et deux fois, Monsieur et Madame Preston l’avaient emmenée en vacances à Bournemouth, où ils s’étaient promenés sur la jetée et dans le parc. Ils s’étaient ensuite baignés, puis reposés sur des chaises longues, et le soir ils avaient assisté à des concerts en plein air.

Mais là, c’était différent. Pas de trace de l’ambiance joyeuse d’une station balnéaire. C’était comme si la vieille maison avait atterri un beau matin sur la grève de Little Overton, observé la crique, le marais et la mer au loin, et décidé de s’y installer en disant:: «:J’aime bien cet endroit. Je vais y rester pour toujours.:» C’était l’impression qu’elle donnait, songea Anna en la fixant avec une forme de ­nostalgie, celle d’un refuge là depuis toujours.

Elle pataugea dans l’eau jusqu’à être bien en face et ­continua de l’admirer… Aucune lumière ne s’échappait  des fenêtres dépourvues de rideaux. L’une d’entre elles  était ouverte à l’étage, mais personne devant. Pourtant,  il semblait presque à Anna que la maison l’épiait, la guettait, et avait patiemment attendu qu’elle se retourne et la reconnaisse. Et d’une certaine façon, c’est ce qui s’était passé.

Tandis qu’elle se tenait en rêvassant à quelques mètres du rivage, l’étrange sentiment d’avoir déjà vécu cette scène la gagna. Elle aurait eu du mal à l’expliquer, mais c’était comme si elle était sortie de son corps et s’observait de loin – petite silhouette dans sa plus jolie robe bleue, chaussettes et chaussures à la main, tout entière tournée vers une vieille maison aux nombreuses fenêtres.

Elle remarqua même, sans s’en inquiéter, que la marée était montée, car elle voyait l’eau lécher son ourlet et une tache sombre commencer  à s’étaler.

À ce moment-là, le petit oiseau marron-gris se remit à voler au-dessus de sa tête en criant:: «:Aie pitié:! Aie pitié:!:» Ce qui tira Anna de sa rêverie… Baissant les yeux, elle vit que l’eau lui arrivait aux genoux. Le bas de sa robe était même mouillé…
«:Qui habite dans la grande maison de la crique:? demanda-t-elle à Madame Pegg plus tard, alors qu’elles buvaient un chocolat chaud dans la cuisine.

— La grande maison de la crique:? Allons donc, laquelle:?

— Celle avec les fenêtres bleues.:»

Madame Pegg se tourna vers son mari, qui mangeait  du pain et du fromage, tout en piquant avec la pointe de son couteau des oignons au vinaigre qu’il avalait tout rond.

«:Sam, à qui elle est la grande maison aux fenêtres bleues:?:»
Monsieur Pegg était aussi hésitant que sa femme. Il réfléchit un moment, puis dit::

«:Ah, tu parles de la Villa du marais:? Je croyais qu’elle était pas habitée:?

— Ah, celle-là, pas que je sache, répondit Madame  Pegg, mais je descends jamais à la grève, alors j’en suis pas sûre. Où est-ce que j’ai entendu qu’une personne de Londres allait l’acheter, déjà:? Je crois que Mademoiselle Manders du bureau de poste en parlait l’autre jour. “Y va avoir de sacrés travaux à faire, qu’elle disait. Ça fait un bail que la baraque est vide.” Mais peut-être qu’on parle pas  de la même.

— Et qui sont les enfants avec des jeans et des pulls:?  La famille:?:»
La question d’Anna replongea Madame Pegg dans la ­perplexité.

«:Non, je vois pas… En été, y a des tas de gamins en vacances, habillés comme ça. Mais là, je vois pas. Et toi Sam:?:»
Monsieur Pegg fit non de la tête.

« Peut-être qu’ils étaient juste là pour la journée, suggéra-t-il pour aider.

— Oui, peut-être:», répondit Anna, se rappelant la voiture. Mais en secret, elle était déçue. Dans son esprit, elle avait déjà décrété que la maison de la crique leur appartenait. Ils semblaient bien être le genre de famille à vivre dans un lieu comme ça.

« Autre chose que t’aimerais savoir:? s’enquit Monsieur Pegg en souriant.

— Oui. Comment s’appelle l’oiseau qui n’arrête pas de faire “Aie pitié:! Aie pitié:!:?:»

Madame Pegg la regarda bizarrement.«:Il est temps d’aller se coucher, ma fille, dit-elle d’un ton bourru. T’as eu une longue journée, avec le voyage  et tout. Allez viens, on va t’installer.:»

Elle tira sa chaise et porta les tasses dans l’évier de ­l’arrière-cuisine.
Anna se leva et jeta un dernier regard à Monsieur Pegg, qui finissait son fromage.

« Bonne nuit, alors, lança-t-elle.

— Ah, bonne nuit, poussin, répondit-il d’un air distrait. Dis, je suis en train de penser… est-ce que ça pourrait pas être un bécasseau que t’as entendu à la plage:? Il a un petit cri triste, ce piaf-là. Même si je l’ai jamais entendu faire des phrases:!:», conclut-il en gloussant.

Joan G. Robinson

Souvenirs
de Marnie

3. SUR LA GRÈVE

«:Tu r’montes, puis tu tournes à gauche au croisement.  Le bureau de poste est juste après. Et y a la route de la crique à droite. Allez ouste, va-t’en explorer un peu.:»

Madame Pegg l’encouragea d’un hochement de tête  et retourna à l’intérieur.

Anna trouva le bureau de poste –:à son grand étonnement, c’était un cottage en pierre comme celui des Pegg, avec une boîte aux lettres encastrée dans l’un des murs.  Elle y glissa sa carte puis revint sur ses pas, jusqu’au croisement. Elle se sentait libre. Libre et vide. Plus besoin de parler à qui que ce soit, d’être polie ou de faire des efforts.

De toute manière, il n’y avait pas un chat dans les parages. Un ouvrier agricole passa soudain à vélo, la salua et s’éloigna avant même qu’elle n’ait eu le temps d’être  surprise. Elle sautilla, puis descendit la route qui menait  à la grève et, sous ses yeux, la crique apparut.

L’air marin du littoral montait jusqu’à elle accompagné du cri des goélands. Plusieurs barques étaient amarrées et s’entrechoquaient doucement avec la marée qui changeait. Anna n’avait pas beaucoup marché mais elle avait la sen­sation d’avoir pénétré un autre monde. Un monde reculé et paisible, où il n’y avait que des bateaux, des oiseaux,  de l’eau et un ciel infini.

Elle sursauta en entendant des voix d’enfants. Ça riait  et ça chahutait. «:Vite:! Ils nous attendent:!:», s’exclama quelqu’un, et toute une bande fit irruption sur la grève. Cinq ou six garçons et filles de divers âges, en pulls et jeans bleu foncé. Aussitôt, Anna se raidit comme un piquet et arbora son masque de neutralité.

Mais inutile, ils ne venaient pas vers elle. Ils se mirent  à courir, tout en criant et se bousculant jusqu’à une voiture garée au bout de la route, avant de monter à bord. Les ­portières claquèrent, la voiture fit demi-tour, et alors qu’ils passaient devant Anna en direction du croisement,  elle aperçut un homme au volant, une femme à ses côtés et les enfants, pris dans une discussion animée, qui s’agitaient à l’arrière.

Après leur départ, l’endroit redevint paisible.
Je suis contente, se dit-elle. Je suis contente qu’ils soient partis. J’ai vu assez de nouvelles têtes pour la journée.  Mais son sentiment de liberté s’était imperceptiblement mué en solitude. Elle savait que même si elle leur avait parlé, jamais ils ne seraient devenus amis.

Ces enfants-là étaient «:dedans:» – c’était évident. De toute façon, je n’ai pas envie de faire d’autres rencontres aujourd’hui, se dit-elle  à nouveau – sans se rendre compte que les seules personnes à qui elle avait adressé la parole depuis son départ de Londres étaient Monsieur et Madame Pegg.

Et dire que son départ datait seulement du matin:!  Elle avait l’impression que la cohue de la gare de Liverpool Street, la ruée vers le train, la confusion, l’imminence  de la séparation – dont elle n’avait su se protéger qu’en se ­crispant –, que tout ça remontait déjà à une éternité.

Elle écouta le clapotement de l’eau s’entêtant contre  les barques, et se demanda à qui elles appartenaient.  Des chanceux, supposa-t-elle. Des gens qui venaient chaque été à Little Overton, et n’y avaient pas été envoyés parce qu’on souhaitait se débarrasser d’eux, ou parce qu’ilsnessayaientmêmepas, ou parce qu’on «:n’avait pas la moindre idée de quoi faire d’eux…:» Des garçons et des filles en pulls  et jeans, comme cette famille…

Anna arpenta le rivage, enleva ses chaussures et ses ­chaussettes et fit quelques pas dans l’eau, tout en regardant vers le marais. À l’horizon, des dunes dorées là où les rayons du soleil s’enfonçaient, étaient bordées de part et d’autre par la ligne bleue de la mer.

Un petit oiseau vola au-dessus de la crique, assez près d’Anna, et poussa un cri faible  et plaintif, quatre ou cinq fois de suite, toujours le même. On aurait dit qu’il criait:: «:Aie pitié:! Aie pitié:!:»

Elle resta là, à contempler, à écouter et à ne penser à  rien, à savourer ce grand vide qu’étaient la crique, le marais et le ciel, et qui semblait refléter l’insignifiance qu’elle ­ressentait à l’intérieur. Soudain, elle se tourna pour regarder dans l’autre direction. Elle avait l’étrange sensation d’être observée.

Il n’y avait personne. Personne sur la grève, ni sur le talus herbeux qui la séparait de la route. Les rares cottages ­semblaient inhabités, et la porte du hangar à bateaux était fermée. À droite, le village s’étalait entre les champs et, au loin, un moulin se dressait seul contre le ciel.
Elle se retourna et poursuivit son inspection. À gauche, derrière les cottages, un muret en briques longeait le talus et allait se perdre dans un bosquet sombre et touffu.

Enfin, elle remarqua la maison…

Dès qu’elle la vit, Anna sut qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. La maison donnait sur la crique:; elle était grande, vieille et carrée, avec de nombreuses fenêtres au cadre de bois d’un bleu passé. Pas étonnant qu’Anna ait cru être observée, avec toutes ces fenêtres qui la fixaient:!

Ce n’était pas une maison ordinaire, dans une longue rue, comme celle où habitait Anna à Londres. Elle n’était pas mitoyenne, elle avait quelque chose de tranquille, serein, immortel, comme si elle était là depuis toujours, et qu’à force de regarder la marée monter et descendre, encore et encore, elle avait tout oublié de la vie qui s’agitait dans son dos pour sombrer dans un doux rêve.

Un rêve de vacances estivales, de chaussures pleines de sable dispersées dans les pièces du rez-de-chaussée, d’algues accrochées à une fenêtre par des mains d’enfants pour prédire l’humidité et l’arrivée de la pluie, de filets à crevettes posés dans l’entrée, de seaux colorés, d’une étoile de mer séchée poussée dans un coin, d’un vieux chapeau de plage…

Alors qu’elle la contemplait, Anna ressentit toutes ces choses. Pourtant, elle n’avait jamais rien connu de tel. Enfin, peut-être que si… Un jour, quand elle était à l’orphelinat, elle était allée à la mer, mais n’en gardait que très peu de souvenirs. Et deux fois, Monsieur et Madame Preston l’avaient emmenée en vacances à Bournemouth, où ils s’étaient promenés sur la jetée et dans le parc. Ils s’étaient ensuite baignés, puis reposés sur des chaises longues, et le soir ils avaient assisté à des concerts en plein air.

Mais là, c’était différent. Pas de trace de l’ambiance joyeuse d’une station balnéaire. C’était comme si la vieille maison avait atterri un beau matin sur la grève de Little Overton, observé la crique, le marais et la mer au loin, et décidé de s’y installer en disant:: «:J’aime bien cet endroit. Je vais y rester pour toujours.:» C’était l’impression qu’elle donnait, songea Anna en la fixant avec une forme de ­nostalgie, celle d’un refuge là depuis toujours.

Elle pataugea dans l’eau jusqu’à être bien en face et ­continua de l’admirer… Aucune lumière ne s’échappait  des fenêtres dépourvues de rideaux. L’une d’entre elles  était ouverte à l’étage, mais personne devant. Pourtant,  il semblait presque à Anna que la maison l’épiait, la guettait, et avait patiemment attendu qu’elle se retourne et la reconnaisse. Et d’une certaine façon, c’est ce qui s’était passé.

Tandis qu’elle se tenait en rêvassant à quelques mètres du rivage, l’étrange sentiment d’avoir déjà vécu cette scène la gagna. Elle aurait eu du mal à l’expliquer, mais c’était comme si elle était sortie de son corps et s’observait de loin – petite silhouette dans sa plus jolie robe bleue, chaussettes et chaussures à la main, tout entière tournée vers une vieille maison aux nombreuses fenêtres.

Elle remarqua même, sans s’en inquiéter, que la marée était montée, car elle voyait l’eau lécher son ourlet et une tache sombre commencer  à s’étaler.

À ce moment-là, le petit oiseau marron-gris se remit à voler au-dessus de sa tête en criant:: «:Aie pitié:! Aie pitié:!:» Ce qui tira Anna de sa rêverie… Baissant les yeux, elle vit que l’eau lui arrivait aux genoux. Le bas de sa robe était même mouillé…
«:Qui habite dans la grande maison de la crique:? demanda-t-elle à Madame Pegg plus tard, alors qu’elles buvaient un chocolat chaud dans la cuisine.

— La grande maison de la crique:? Allons donc, laquelle:?

— Celle avec les fenêtres bleues.:»

Madame Pegg se tourna vers son mari, qui mangeait  du pain et du fromage, tout en piquant avec la pointe de son couteau des oignons au vinaigre qu’il avalait tout rond.

«:Sam, à qui elle est la grande maison aux fenêtres bleues:?:»
Monsieur Pegg était aussi hésitant que sa femme. Il réfléchit un moment, puis dit::

«:Ah, tu parles de la Villa du marais:? Je croyais qu’elle était pas habitée:?

— Ah, celle-là, pas que je sache, répondit Madame  Pegg, mais je descends jamais à la grève, alors j’en suis pas sûre. Où est-ce que j’ai entendu qu’une personne de Londres allait l’acheter, déjà:? Je crois que Mademoiselle Manders du bureau de poste en parlait l’autre jour. “Y va avoir de sacrés travaux à faire, qu’elle disait. Ça fait un bail que la baraque est vide.” Mais peut-être qu’on parle pas  de la même.

— Et qui sont les enfants avec des jeans et des pulls:?  La famille:?:»
La question d’Anna replongea Madame Pegg dans la ­perplexité.

«:Non, je vois pas… En été, y a des tas de gamins en vacances, habillés comme ça. Mais là, je vois pas. Et toi Sam:?:»
Monsieur Pegg fit non de la tête.

« Peut-être qu’ils étaient juste là pour la journée, suggéra-t-il pour aider.

— Oui, peut-être:», répondit Anna, se rappelant la voiture. Mais en secret, elle était déçue. Dans son esprit, elle avait déjà décrété que la maison de la crique leur appartenait. Ils semblaient bien être le genre de famille à vivre dans un lieu comme ça.

« Autre chose que t’aimerais savoir:? s’enquit Monsieur Pegg en souriant.

— Oui. Comment s’appelle l’oiseau qui n’arrête pas de faire “Aie pitié:! Aie pitié:!:?:»

Madame Pegg la regarda bizarrement.«:Il est temps d’aller se coucher, ma fille, dit-elle d’un ton bourru. T’as eu une longue journée, avec le voyage  et tout. Allez viens, on va t’installer.:»

Elle tira sa chaise et porta les tasses dans l’évier de ­l’arrière-cuisine.
Anna se leva et jeta un dernier regard à Monsieur Pegg, qui finissait son fromage.

« Bonne nuit, alors, lança-t-elle.

— Ah, bonne nuit, poussin, répondit-il d’un air distrait. Dis, je suis en train de penser… est-ce que ça pourrait pas être un bécasseau que t’as entendu à la plage:? Il a un petit cri triste, ce piaf-là. Même si je l’ai jamais entendu faire des phrases:!:», conclut-il en gloussant.