Jonathan Miles

Tu ne désireras pas

Il n’avait vraiment pas eu le temps de freiner.

Au moment où Elwin avait vu le chevreuil, qui traversait tranquillement la route 202, la bête était à moins d’un mètre de ses phares halogènes, l’étourderie des derniers instants de l’animal illuminée par les projecteurs de la Jeep Cherokee. Boum:!

Il sentit sa tête et ses épaules projetées en avant quand il heurta la bête de profil, collision frontale d’une perfection improbable qui projeta le chevreuil loin, loin devant sur la route, glissant sur le flanc, les pattes écartées, tournoyant sur l’asphalte, tout droit pendant un certain temps avant de perdre peu à peu la vitesse impulsée par la collision, pour finir sur le talus enneigé de la grand-route tel un lancé de bowling raté qui finit lamentablement dans la gouttière.

Elwin, pour sa part, ne s’était même pas rendu compte qu’il s’arrêtait avant de se trouver effectivement à l’arrêt:; c’était un autre lui-même, son double sous  adrénaline, qui avait enfoncé la pédale de frein et braqué pour faire échouer la Jeep sur le bas-côté.

Il avait la poitrine écrasée contre le volant, les yeux écarquillés, avec pour seul indice que sa vie n’était pas interrompue les petits halos de buée dont sa respiration constellait le pare-brise.

En reprenant un peu ses sens, il perçut un léger cliquètement provenant du devant de la Jeep, quelque chose comme un ventilateur qui broierait du plastique.

Il fit un geste pour couper le contact, mais se ravisa, en se disant avec angoisse que le moteur pourrait bien ne pas repartir. Au sol, blafard dans la lumière des phares, le chevreuil était immobile, son ventre d’albâtre face à lui. S’il te plaît, se mit à penser Elwin. Ne bouge pas. Sois mort. Sois mort.

Trente-huit ans de permis de conduire, dont les trois derniers dans ces coins du New Jersey infestés de cervidés, et pourtant jamais Elwin Cross Junior n’avait connu de collision avec une de ces bestioles.

Mieux encore, jamais dans ses souvenirs il n’en avait évité sur la route, même s’il en voyait presque chaque nuit à son retour de Newark, qui broutaient paisiblement l’herbe des bas-côtés, ou qui traversaient au triple galop le parcours de golf de Mor­ristown, en troupeaux entiers, si majestueux qu’il ne pouvait ­s’empêcher de penser au mot Serengeti.

Au fusil, et plus tard à l’arc de compétition, il en avait tué peut-être une douzaine dans sa vie, mais ça, c’était il y a des années, quand il était étudiant et vivait en communauté, enfin un truc vaguement communautaire, dans la Skippack Valley en Pennsylvanie, singeant maladroitement Thoreau, avec ses cheveux longs qu’il écartait de ses yeux pour étudier la série d’ouvrages Foxfire sur les Appalaches comme s’il s’agissait de rouleaux talmudiques. Voyons, réfléchit-il, c’était il y a environ… 75 kg et 300 passages chez le coiffeur.

Moteur toujours en marche, il descendit de la Jeep pour voir l’étendue des dégâts. Calandre bien amochée, un des phares qui pendait de son logement, mais globalement, pas aussi désastreux qu’il avait pu le craindre. Il tapota le capot comme s’il félicitait un bon toutou.

Un camion chasse-neige passa à toute allure, soulevant dans son sillage une gerbe salée, puis ce fut une berline, mais la 202 était inhabituellement calme, ce soir. Ou plutôt ce matin, se dit soudain Elwin, quelque peu contrarié, après avoir consulté sa montre. Il était presque une heure.

Il n’avait pas vraiment prévu de se coucher si tard, c’était juste au départ un dîner entre camarades avec Fritz, son collègue du département, dans un restaurant portugais du quartier populaire d’Ironbound à Newark, pour discuter du projet linguistique Terascale dont Fritz était le porteur.

Et puis voilà qu’à peine les amuse-gueules entamés, ce dernier lui avait annoncé que lui et Annette se séparaient, ce qui avait transformé le repas en une séance de quatre heures de thérapie, arrosées à l’excès de deux bouteilles d’un rouge du Douro assez moyen, qu’Elwin regrettait amèrement à présent.

Depuis quelque temps, il picolait beaucoup trop, et beaucoup trop mal, trop stupidement, comme ses étudiants, quoi, même si lui, contrairement à eux, c’était essentiellement seul dans son coin:; et finalement, il s’était fait une joie à l’idée d’une soirée bien sage entre amis.

Un petit verre de vin, une assiette de patates et bacalao (dont il avait bien l’intention de ne manger que la moitié, comme le recommandait son régime du moment:; raté, là aussi), une discussion professionnelle anodine avec Fritz, dont la compagnie était, de notoriété publique, si assommante qu’elle ne posait aucun danger à l’ambition d’Elwin:: être endormi à 22 h 30 au plus tard. Et puis voilà qu’était venue la soudaine déclaration,:« Annette me quitte.:» Suivie des questions:: d’abord Fritz,:« Comment je fais, maintenant:?:», puis le serveur,:« Une autre bouteille, messieurs:?:»

Lucy Maud Montgomery

Anne d’Ingleside

CHAPITRE III

 
Anne conclut une semaine remplie de journées agréables en allant fleurir la tombe de Matthew le lendemain matin, et dans l’après-midi elle prit le train à Carmody pour rentrer chez elle.
 
Pendant un moment, elle songea à toutes les choses aimées qu’elle laissait derrière elle, puis ses pensées plongèrent vers les choses aimées qui se trouvaient devant elle.
 
Son cœur chanta pendant tout le trajet car elle retournait à une maison joyeuse, une maison dont ceux qui en passaient le seuil savaient y reconnaître un foyer. Une maison toujours pleine de rires, de tasses d’argent, de photos, de bébés, petits chéris bouclés aux genoux potelés, et de pièces accueillantes où les fauteuils patientaient sagement et les robes de son armoire l’attendaient, où de petits anniversaires étaient sans cesse célébrés et de petits secrets sans cesse chuchotés.
 
« C’est merveilleux d’être heureuse de rentrer chez soi », se dit Anne en sortant de son sac à main une certaine lettre d’un fils encore petit qui l’avait fait rire aux éclats la veille au soir, quand elle l’avait fièrement lue aux habitants de Green Gables, la toute première qu’elle recevait d’un de ses enfants.
 
C’était une bien jolie petite lettre pour un garçonnet de sept ans qui n’apprenait à écrire à l’école que depuis un an, même si l’orthographe de Jem était un peu hésitante et qu’il y avait une grosse tache d’encre dans un coin :
 
« Di a pleurer et pleurer toute la nuit parce que Tommy Drew lui a dit qu’il allait bruler sa poupée sur le boucher. Susan nous raconte des jolis comtes le soir mais ce n’est pas toi, maman. Elle m’a laissé l’aider à planter les beteraves hier soir. »
 
« Comment ai-je pu être heureuse pendant toute une semaine loin d’eux ? », se réprimanda la châtelaine ­d’Ingleside.
 
« Comme c’est bon quand on vient vous chercher à la fin d’un voyage ! », s’exclama-t-elle quand elle descendit à la gare de Glen et tomba dans les bras ouverts de Gilbert. Elle n’était jamais certaine qu’il vienne la chercher, il y avait toujours quelqu’un pour mourir ou pour naître, mais sans lui, aucun retour à la maison ne lui semblait vraiment réussi. Et il était si beau dans son nouveau costume gris clair !
 
« Comme je suis contente d’avoir mis ce chemisier coquille d’œuf à volants avec mon tailleur marron, alors que Madame Lynde me trouvait folle de voyager avec. Si je ne l’avais pas fait, je n’aurais pas été si belle pour Gilbert », pensa-t-elle.
 
La maison était tout illuminée, avec de joyeuses lanternes vénitiennes suspendues dans la véranda. Anne courut ­gaiement dans l’allée bordée de jonquilles.
 
« Ingleside, je suis là ! », cria-t-elle.
 
Tous l’entourèrent, riant, s’extasiant, plaisantant, pendant que Susan Baker arborait, en retrait, un sourire de circonstance. Chacun des enfants tenait un bouquet cueilli spécialement pour elle, même le petit Shirley de deux ans.
 
« Oh, quel bel accueil ! Tout à Ingleside paraît heureux. C’est magnifique de penser que ma famille est si contente de me voir.
 
— Si tu repars un jour, maman, dit Jem d’un ton grave, je vais attraper l’appenticite.
 
— Comment on fait pour l’attraper ? demanda Walter.
 
— Chuuut ! » Jem donna un coup de coude discret à Walter et chuchota : « Tu as mal quelque part, je sais… mais je veux juste faire peur à maman, comme ça, elle repartira pas. »
 
Anne voulut faire cent choses en premier. Étreindre tout le monde, sortir en courant dans le crépuscule pour cueillir quelques pensées – il y en avait partout à Ingleside – ramasser la petite poupée usée qui traînait sur le tapis, écouter les potins et nouvelles croustillants, chacun y apportant sa contribution.
 
Comment Nan s’était enfoncé le bouchon d’un tube de crème dans le nez pendant que le docteur était en visite, et que Susan s’était mise dans tous ses états – « Je vous assure, c’était un moment d’angoisse, chère madame. » Comment la vache de Madame Jud Palmer avait avalé ­cinquante-sept clous et qu’on avait dû faire venir le vétérinaire de Charlottetown. Comment la distraite Madame Fenner Douglas était allée à l’église sans chapeau.
 
Comment papa avait arraché tous les pissenlits de la pelouse – « entre deux bébés, madame… il en a accouché huit en votre absence. »
Comment Monsieur Tom Flagg avait teint sa moustache – « et sa femme qui est morte depuis deux ans seulement. » Comment Rose Maxwell de Harbour Head avait rompu avec Jim Hudson d’Upper Glen et qu’il lui avait envoyé la facture de tout ce qu’il avait dépensé pour elle. Comment il y avait eu foule à l’enterrement de Madame Amasa Warren.
 
Comment le chat de Carter Flagg s’était fait mordre et arracher tout un bout de queue. Comment Shirley avait été retrouvé dans l’écurie planté sous l’un des chevaux – « Chère madame, je ne serai plus jamais la même. » Comment il y avait malheureusement tout à craindre que les quetschiers aient la maladie du nodule noir.
 
Comment Di avait passé la journée à chanter « Maman rentre aujourd’hui, aujourd’hui, aujourd’hui », sur l’air de Merrily We Roll Along [1].
 
Comment le chaton des Reese louchait parce qu’il était né les yeux ouverts. Comment Jem s’était assis par mégarde sur du papier tue-mouche en voulant enfiler son pantalon, et comment Crevette était tombé dans le baril d’eau potable.
 
« Il a failli se noyer, chère madame, mais par chance le docteur a entendu ses hurlements et l’a sorti in extremis. » (« Ça veut dire quoi “in extremis”, maman ? »)
 
« On dirait qu’il s’est bien remis », dit Anne en caressant les rondeurs lustrées noires et blanches d’un chat satisfait aux énormes bajoues qui ronronnait sur un fauteuil près du feu.
 
Il n’était jamais prudent de s’asseoir sur un siège à ­Ingleside sans vérifier d’abord qu’il n’y avait pas un chat. Susan, qui n’appréciait pas trop ces bêtes au début, jurait qu’elle avait dû apprendre à les aimer par légitime défense.
 
Quant à Crevette, Gilbert l’avait appelé ainsi un an plus tôt lorsque Nan avait ramené le pauvre chaton rachitique du village où des garnements le maltraitaient, et le nom était resté, même s’il n’était désormais plus du tout approprié.
 
« Mais, Susan ! Où sont Gog et Magog ? Oh… ils n’ont pas été cassés, quand même ?
 
— Non, non, chère madame ! », s’exclama Susan, qui devint rouge brique de honte et se rua hors de la pièce.
Elle revint peu après avec les deux chiens en porcelaine qui avaient toujours présidé sur la cheminée d’Ingleside.
 
« Je ne sais pas comment j’ai pu oublier de les remettre avant votre retour. Vous comprenez, Madame Charles Day de Charlottetown est passée ici le lendemain de votre départ, et vous savez à quel point elle est pointilleuse et comme il faut. Walter a cru bon de devoir la divertir et il a commencé par lui montrer les chiens. “Lui c’est God, et lui c’est Mygod”, a-t-il dit, le pauvre petit innocent. J’étais horrifiée, et j’ai bien cru mourir en voyant la tête de Madame Day. J’ai expliqué du mieux que j’ai pu, car je ne voulais pas qu’elle nous prenne pour une famille de païens, mais j’ai décidé qu’il valait mieux ranger les chiens dans un placard, loin des regards, jusqu’à votre retour.
 
— Maman, on peut dîner bientôt ? demanda Jem d’un ton pitoyable. J’ai une sensation norrible au fond du ventre. Et, oh, maman, on a fait le plat préféré de chacun !
 
— Comme le dit la puce à l’éléphant, c’était la chose à faire, expliqua Susan avec un grand sourire. Nous avons pensé que votre retour devait être dignement fêté, chère madame. Où est Walter ? C’est à son tour cette semaine de sonner le gong, le petit ange. »
Le dîner fut un repas de gala, et coucher ensuite tous les bébés fut une joie. Susan permit même à Anne de border Shirley, vu l’occasion très spéciale.
 
« Ce n’est pas un jour ordinaire, dit-elle avec gravité.
 
— Oh, Susan, ça n’existe pas un jour ordinaire. Chacun possède quelque chose que les autres n’ont pas. Vous n’avez jamais fait attention ?
 
— C’est bien vrai. Même vendredi dernier, alors qu’il a plu toute la journée et que c’était si monotone, mon gros géranium rose a fait des bourgeons après avoir refusé de fleurir pendant trois longues années. Et vous avez remarqué les calcéolaires, madame ?
 
— Si je les ai remarquées ! Je n’en ai jamais vu de pareilles de ma vie, Susan. Comment faites-vous ? », lui demanda Anne, sachant qu’elle avait rendu Susan heureuse sans avoir à lui mentir malgré le fait qu’elle n’ait jamais – Dieu merci – vu de telles fleurs… 
 
« C’est le résultat de soins et d’une attention de tous les instants, chère madame. Mais il y a un problème dont je dois vous parler. Je crois que Walter soupçonne quelque chose. Ce sont sans doute des enfants de Glen qui lui ont raconté des histoires. Ils sont tant aujourd’hui à en savoir plus qu’ils ne devraient. Walter m’a demandé l’autre jour, le plus sérieusement du monde, si les bébés coûtaient très cher. J’étais un peu éberluée, madame, mais j’ai gardé mon sang-froid. ­“Certains pensent que c’est un luxe, j’ai répondu, mais à Ingleside on pense que c’est indispensable.” Et je m’en suis voulu d’avoir critiqué à voix haute les prix scandaleux des magasins de Glen. J’ai bien peur d’avoir inquiété le petit. Mais s’il vous dit quoi que ce soit, madame, vous serez préparée.
 
— Je suis certaine que vous avez géré la situation de manière admirable, Susan, répondit Anne, sérieuse. Et il est temps qu’ils sachent ce qu’on attend, de toute façon. »
Mais le meilleur moment de tous fut quand Gilbert vint la voir, alors qu’elle était à sa fenêtre et regardait le brouillard avancer lentement depuis la mer, engloutir les dunes et le port baignés de lune, et atteindre enfin la longue vallée ­escarpée qu’Ingleside surplombait et dans laquelle se nichait le village de Glen St. Mary.
 
« Rentrer après une dure journée et te trouver ! Es-tu ­heureuse, ma plus précieuse des Anne ?
 
— Heureuse ! », dit-elle en se penchant pour humer les fleurs de pommier que Jem avait mises dans un vase sur sa coiffeuse. Elle se sentait entourée et encerclée d’amour. « Gilbert chéri, c’était merveilleux de redevenir Anne de Green Gables pendant une semaine, mais c’est cent fois plus merveilleux de rentrer et d’être Anne d’Ingleside. »
 
[1] Refrain de la chanson Goodnight, Ladies, d’Edwin Pearce Christy, 1867.