Steve Tesich

Extrait de
Price

Il s’appelait Presley Bivens. Il était d’Anderson, dans l’Indiana. Soixante-quinze kilos, tout sourire. Il était déjà venu ici à deux reprises, avait gagné à chaque fois et il était là pour tenter de remettre ça. Il ne ressemblait pas du tout à l’image que je m’étais faite de lui –:celle d’une légende vivante.

Le gymnase était bondé, les spectateurs hurlaient, les supporters vociféraient, mais on aurait dit qu’il n’entendait rien. Avenant, détendu, tout le contraire d’un adversaire. Et ce sourire. L’arbitre lui avait déjà reproché deux fois de refuser de se battre, mais ça n’était pas vraiment ça.

Bivens prenait simplement son temps. Comme s’il connaissait l’issue du combat. Comme s’il connaissait déjà le vainqueur, et que c’était lui. Dans son esprit, il avait gagné, il était rentré chez lui où il se repassait le film de la journée et du combat où il m’avait battu.

Il restait à peine deux minutes avant la fin, je menais de deux points. Pourtant, c’est moi qui étais sous pression. Lui, il souriait. Ses petits yeux ronds et porcins semblaient plus ronds encore lorsqu’il souriait. Le torse plat couvert d’un duvet blond, les bras mous, les jambes grêles et la peau blafarde:; rien ne laissait penser qu’il était le plus grand lutteur de toute l’histoire de l’Indiana.

Sauf son cou, massif et terrifiant, un cou de dinosaure. Et sa petite tête reposait sur ce cou préhistorique tel un ballon de foot perché sur un tronc d’arbre. Il n’arrêtait pas de jacasser. Lorsque je l’avais mis à terre la première fois, il m’avait déclaré d’une voix nasillarde et haut perchée:: «:Bravo, petit:! Bien joué:!:»

Il m’appelait tout le temps «:petit:». Nous avions le même âge et pourtant il s’entêtait à m’appeler comme ça. On en était à moins de deux minutes, j’avais deux points d’avance et il était détendu. Je gagnais, mais il souriait. Non, vraiment, rien à voir avec le personnage que je m’étais imaginé.

La foule était avec moi. Quelqu’un hurla mon nom. «:Vas-y, Price:! Tu le tiens, maintenant:!:» D’autres criaient le nom de mon école. «:Vas-y, Roosevelt:! Il est à toi:!:» French, mon entraîneur, à quatre pattes au bord du tapis, aboyait ses instructions.

«:T’approche pas de lui:! Te laisse pas avoir:! Le laisse pas faire:!:»
Dans un État sans idoles, hormis quelques joueurs de basket, Bivens était une vedette. Deux fois champion de lutte, avec ses soixante-quinze kilos, il n’avait pas essuyé une seule défaite en trois ans et avait remporté toutes ses victoires par plaquage. J’avais entendu parler de lui bien avant notre combat.

Tous ses adversaires racontaient la même histoire. Ils avaient cru le tenir, ils menaient même au score, et puis Bivens avait fini par retourner la situation. Tout le monde connaissait son fameux truc. French, l’entraîneur, avait commencé à me mettre en garde des semaines avant la finale. Durant le trajet vers Indianapolis, il n’avait parlé que de ça.

«:Tu sais comment il s’y prend, alors ne te fais pas avoir. Tout ce qu’il a, c’est ce cou de taureau. C’est son seul atout. Alors ne tombe pas dans le panneau. Cherche à marquer des points. C’est clair:?:»
Plus que quatre-vingt-dix secondes de combat. J’étais au tapis. L’arbitre donna un coup de sifflet et je me dégageai. Deux points de plus. Je menais de quatre points désormais.

«:Pas mal, la manœuvre, siffla Bivens. Bien vu.:»

Il avança vers moi. Notre corps à corps nous écarta du tapis. L’arbitre nous sépara et nous fit revenir de part et d’autre du cercle central. Il m’adressa un clin d’œil au passage. Il voulait que je gagne. Tout le monde voulait que je gagne. Un petit groupe avait fait le déplacement depuis Anderson –:on avait discuté avant le match:–, même les gens de son patelin souhaitaient ma victoire. Tous n’avaient qu’une envie, voir la star déboulonnée de son piédestal.

Bivens et moi nous observions. Il jeta un coup d’œil à la pendule. Encore à peine plus d’une minute. Il s’avança, nous nous empoignâmes de nouveau. Il se laissa tomber d’un coup et essaya de m’agripper la cheville. Sans réfléchir, je plaçai mon avant-bras en travers de son visage, feintai vers la gauche, attaquai à droite et le mis à terre une nouvelle fois. Encore deux points.

Le score était maintenant de dix à quatre. French se leva d’un bond. En vingt-cinq ans de carrière, il n’avait jamais eu de champion d’État. J’allais être le premier.

Bivens était à plat ventre, je me tenais à cheval sur lui. Il réussit à se redresser sur les genoux. Du bras droit, je lui encerclai la taille. Il tenta un renversement, mais j’anticipai son mouvement et le stoppai net. Je fourrai mon bras droit entre ses jambes et le soulevai. Mon bras gauche glissa autour de son cou. Maintenant, il était sur le dos et moi, sur lui, cherchant à le plaquer.

«:Lâche-le:! Fais pas ça:!:», hurla French en agitant une serviette.

Je l’entendais très distinctement. Je pris alors conscience du silence de la foule. Les gens étaient debout, mais personne n’émettait le moindre son. French hurlait toujours, mais je secouai la tête. Il fallait que je tente le plaquage.

Le corps de Bivens cédait sous le mien. Une de ses omoplates touchait déjà le tapis. L’autre s’en rapprochait petit à petit. Je fis peser tout mon poids sur cette épaule:; elle s’affaissait. L’arbitre s’étala à plat ventre pour mieux voir, attendant qu’elle atteigne le sol.

Quand soudain, Bivens s’arc-bouta sur son cou. Le mouvement fut si rapide et d’une telle puissance que je n’eus pas le temps de réagir. Tout mon corps se souleva et, au même moment, Bivens profita de mon déséquilibre pour pivoter. Nos positions s’inversèrent aussitôt. Il se tenait sur moi, cherchant le plaquage, et c’est moi qui étais en dessous.

Je peux encore gagner. Je mène au score. Ce retournement de situation ne peut lui valoir que trois points au plus. Je peux encore gagner.

J’en étais là, à faire des calculs tout en luttant désespérément pour ne pas laisser mes épaules toucher le sol. Elles en étaient si proches que la chaleur moite du tapis m’effleurait déjà la peau.

«:Quarante-cinq secondes:!:», lança l’arbitre.

Il n’était pas censé nous annoncer le chrono, mais il voulait que je m’en sorte.

Rien ne semblait pouvoir perturber mon adversaire. Sa tête reposait sur mon torse comme s’il faisait la sieste. Impossible de comprendre d’où provenait la force qui me clouait au sol. Je ne sentais même pas sa pression.

J’étais tout entier crispé par l’effort:; il était détendu. Il souleva la tête, posa son menton sur ma poitrine et se mit à me fixer. Quelques centimètres à peine séparaient nos visages. Il me sourit. Ne te donne pas tout ce mal, semblait-il me dire alors que je bandais mes muscles pour l’empêcher de gagner. Pourquoi résister autant:?

Ce n’est pas si grave d’être vaincu. Franchement. Tu n’en souffriras même pas. Je lui trouvai soudain un air familier, douloureusement familier même. Je connaissais ces yeux. Je connaissais ce sourire. Et, d’un coup, je me sentis gêné et presque honteux d’avoir osé tenter de le battre.

Je détournai le regard et relâchai mon souffle, dépouillé de toute combativité. Je m’abandonnai dans la défaite comme si c’était là ma vraie place. L’arbitre, du plat de la main, frappa le tapis pour annoncer la fin du match.

 
Price

Steve Tesich

Extrait de
Price

Il s’appelait Presley Bivens. Il était d’Anderson, dans l’Indiana. Soixante-quinze kilos, tout sourire. Il était déjà venu ici à deux reprises, avait gagné à chaque fois et il était là pour tenter de remettre ça. Il ne ressemblait pas du tout à l’image que je m’étais faite de lui –:celle d’une légende vivante.

Le gymnase était bondé, les spectateurs hurlaient, les supporters vociféraient, mais on aurait dit qu’il n’entendait rien. Avenant, détendu, tout le contraire d’un adversaire. Et ce sourire. L’arbitre lui avait déjà reproché deux fois de refuser de se battre, mais ça n’était pas vraiment ça.

Bivens prenait simplement son temps. Comme s’il connaissait l’issue du combat. Comme s’il connaissait déjà le vainqueur, et que c’était lui. Dans son esprit, il avait gagné, il était rentré chez lui où il se repassait le film de la journée et du combat où il m’avait battu.

Il restait à peine deux minutes avant la fin, je menais de deux points. Pourtant, c’est moi qui étais sous pression. Lui, il souriait. Ses petits yeux ronds et porcins semblaient plus ronds encore lorsqu’il souriait. Le torse plat couvert d’un duvet blond, les bras mous, les jambes grêles et la peau blafarde:; rien ne laissait penser qu’il était le plus grand lutteur de toute l’histoire de l’Indiana.

Sauf son cou, massif et terrifiant, un cou de dinosaure. Et sa petite tête reposait sur ce cou préhistorique tel un ballon de foot perché sur un tronc d’arbre. Il n’arrêtait pas de jacasser. Lorsque je l’avais mis à terre la première fois, il m’avait déclaré d’une voix nasillarde et haut perchée:: «:Bravo, petit:! Bien joué:!:»

Il m’appelait tout le temps «:petit:». Nous avions le même âge et pourtant il s’entêtait à m’appeler comme ça. On en était à moins de deux minutes, j’avais deux points d’avance et il était détendu. Je gagnais, mais il souriait. Non, vraiment, rien à voir avec le personnage que je m’étais imaginé.

La foule était avec moi. Quelqu’un hurla mon nom. «:Vas-y, Price:! Tu le tiens, maintenant:!:» D’autres criaient le nom de mon école. «:Vas-y, Roosevelt:! Il est à toi:!:» French, mon entraîneur, à quatre pattes au bord du tapis, aboyait ses instructions.

«:T’approche pas de lui:! Te laisse pas avoir:! Le laisse pas faire:!:»
Dans un État sans idoles, hormis quelques joueurs de basket, Bivens était une vedette. Deux fois champion de lutte, avec ses soixante-quinze kilos, il n’avait pas essuyé une seule défaite en trois ans et avait remporté toutes ses victoires par plaquage. J’avais entendu parler de lui bien avant notre combat.

Tous ses adversaires racontaient la même histoire. Ils avaient cru le tenir, ils menaient même au score, et puis Bivens avait fini par retourner la situation. Tout le monde connaissait son fameux truc. French, l’entraîneur, avait commencé à me mettre en garde des semaines avant la finale. Durant le trajet vers Indianapolis, il n’avait parlé que de ça.

«:Tu sais comment il s’y prend, alors ne te fais pas avoir. Tout ce qu’il a, c’est ce cou de taureau. C’est son seul atout. Alors ne tombe pas dans le panneau. Cherche à marquer des points. C’est clair:?:»
Plus que quatre-vingt-dix secondes de combat. J’étais au tapis. L’arbitre donna un coup de sifflet et je me dégageai. Deux points de plus. Je menais de quatre points désormais.

«:Pas mal, la manœuvre, siffla Bivens. Bien vu.:»

Il avança vers moi. Notre corps à corps nous écarta du tapis. L’arbitre nous sépara et nous fit revenir de part et d’autre du cercle central. Il m’adressa un clin d’œil au passage. Il voulait que je gagne. Tout le monde voulait que je gagne. Un petit groupe avait fait le déplacement depuis Anderson –:on avait discuté avant le match:–, même les gens de son patelin souhaitaient ma victoire. Tous n’avaient qu’une envie, voir la star déboulonnée de son piédestal.

Bivens et moi nous observions. Il jeta un coup d’œil à la pendule. Encore à peine plus d’une minute. Il s’avança, nous nous empoignâmes de nouveau. Il se laissa tomber d’un coup et essaya de m’agripper la cheville. Sans réfléchir, je plaçai mon avant-bras en travers de son visage, feintai vers la gauche, attaquai à droite et le mis à terre une nouvelle fois. Encore deux points.

Le score était maintenant de dix à quatre. French se leva d’un bond. En vingt-cinq ans de carrière, il n’avait jamais eu de champion d’État. J’allais être le premier.

Bivens était à plat ventre, je me tenais à cheval sur lui. Il réussit à se redresser sur les genoux. Du bras droit, je lui encerclai la taille. Il tenta un renversement, mais j’anticipai son mouvement et le stoppai net. Je fourrai mon bras droit entre ses jambes et le soulevai. Mon bras gauche glissa autour de son cou. Maintenant, il était sur le dos et moi, sur lui, cherchant à le plaquer.

«:Lâche-le:! Fais pas ça:!:», hurla French en agitant une serviette.

Je l’entendais très distinctement. Je pris alors conscience du silence de la foule. Les gens étaient debout, mais personne n’émettait le moindre son. French hurlait toujours, mais je secouai la tête. Il fallait que je tente le plaquage.

Le corps de Bivens cédait sous le mien. Une de ses omoplates touchait déjà le tapis. L’autre s’en rapprochait petit à petit. Je fis peser tout mon poids sur cette épaule:; elle s’affaissait. L’arbitre s’étala à plat ventre pour mieux voir, attendant qu’elle atteigne le sol.

Quand soudain, Bivens s’arc-bouta sur son cou. Le mouvement fut si rapide et d’une telle puissance que je n’eus pas le temps de réagir. Tout mon corps se souleva et, au même moment, Bivens profita de mon déséquilibre pour pivoter. Nos positions s’inversèrent aussitôt. Il se tenait sur moi, cherchant le plaquage, et c’est moi qui étais en dessous.

Je peux encore gagner. Je mène au score. Ce retournement de situation ne peut lui valoir que trois points au plus. Je peux encore gagner.

J’en étais là, à faire des calculs tout en luttant désespérément pour ne pas laisser mes épaules toucher le sol. Elles en étaient si proches que la chaleur moite du tapis m’effleurait déjà la peau.

«:Quarante-cinq secondes:!:», lança l’arbitre.

Il n’était pas censé nous annoncer le chrono, mais il voulait que je m’en sorte.

Rien ne semblait pouvoir perturber mon adversaire. Sa tête reposait sur mon torse comme s’il faisait la sieste. Impossible de comprendre d’où provenait la force qui me clouait au sol. Je ne sentais même pas sa pression.

J’étais tout entier crispé par l’effort:; il était détendu. Il souleva la tête, posa son menton sur ma poitrine et se mit à me fixer. Quelques centimètres à peine séparaient nos visages. Il me sourit. Ne te donne pas tout ce mal, semblait-il me dire alors que je bandais mes muscles pour l’empêcher de gagner. Pourquoi résister autant:?

Ce n’est pas si grave d’être vaincu. Franchement. Tu n’en souffriras même pas. Je lui trouvai soudain un air familier, douloureusement familier même. Je connaissais ces yeux. Je connaissais ce sourire. Et, d’un coup, je me sentis gêné et presque honteux d’avoir osé tenter de le battre.

Je détournai le regard et relâchai mon souffle, dépouillé de toute combativité. Je m’abandonnai dans la défaite comme si c’était là ma vraie place. L’arbitre, du plat de la main, frappa le tapis pour annoncer la fin du match.

 
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Steve Tesich

Extrait de
Price

Il s’appelait Presley Bivens. Il était d’Anderson, dans l’Indiana. Soixante-quinze kilos, tout sourire. Il était déjà venu ici à deux reprises, avait gagné à chaque fois et il était là pour tenter de remettre ça. Il ne ressemblait pas du tout à l’image que je m’étais faite de lui –:celle d’une légende vivante.

Le gymnase était bondé, les spectateurs hurlaient, les supporters vociféraient, mais on aurait dit qu’il n’entendait rien. Avenant, détendu, tout le contraire d’un adversaire. Et ce sourire. L’arbitre lui avait déjà reproché deux fois de refuser de se battre, mais ça n’était pas vraiment ça.

Bivens prenait simplement son temps. Comme s’il connaissait l’issue du combat. Comme s’il connaissait déjà le vainqueur, et que c’était lui. Dans son esprit, il avait gagné, il était rentré chez lui où il se repassait le film de la journée et du combat où il m’avait battu.

Il restait à peine deux minutes avant la fin, je menais de deux points. Pourtant, c’est moi qui étais sous pression. Lui, il souriait. Ses petits yeux ronds et porcins semblaient plus ronds encore lorsqu’il souriait. Le torse plat couvert d’un duvet blond, les bras mous, les jambes grêles et la peau blafarde:; rien ne laissait penser qu’il était le plus grand lutteur de toute l’histoire de l’Indiana.

Sauf son cou, massif et terrifiant, un cou de dinosaure. Et sa petite tête reposait sur ce cou préhistorique tel un ballon de foot perché sur un tronc d’arbre. Il n’arrêtait pas de jacasser. Lorsque je l’avais mis à terre la première fois, il m’avait déclaré d’une voix nasillarde et haut perchée:: «:Bravo, petit:! Bien joué:!:»

Il m’appelait tout le temps «:petit:». Nous avions le même âge et pourtant il s’entêtait à m’appeler comme ça. On en était à moins de deux minutes, j’avais deux points d’avance et il était détendu. Je gagnais, mais il souriait. Non, vraiment, rien à voir avec le personnage que je m’étais imaginé.

La foule était avec moi. Quelqu’un hurla mon nom. «:Vas-y, Price:! Tu le tiens, maintenant:!:» D’autres criaient le nom de mon école. «:Vas-y, Roosevelt:! Il est à toi:!:» French, mon entraîneur, à quatre pattes au bord du tapis, aboyait ses instructions.

«:T’approche pas de lui:! Te laisse pas avoir:! Le laisse pas faire:!:»
Dans un État sans idoles, hormis quelques joueurs de basket, Bivens était une vedette. Deux fois champion de lutte, avec ses soixante-quinze kilos, il n’avait pas essuyé une seule défaite en trois ans et avait remporté toutes ses victoires par plaquage. J’avais entendu parler de lui bien avant notre combat.

Tous ses adversaires racontaient la même histoire. Ils avaient cru le tenir, ils menaient même au score, et puis Bivens avait fini par retourner la situation. Tout le monde connaissait son fameux truc. French, l’entraîneur, avait commencé à me mettre en garde des semaines avant la finale. Durant le trajet vers Indianapolis, il n’avait parlé que de ça.

«:Tu sais comment il s’y prend, alors ne te fais pas avoir. Tout ce qu’il a, c’est ce cou de taureau. C’est son seul atout. Alors ne tombe pas dans le panneau. Cherche à marquer des points. C’est clair:?:»
Plus que quatre-vingt-dix secondes de combat. J’étais au tapis. L’arbitre donna un coup de sifflet et je me dégageai. Deux points de plus. Je menais de quatre points désormais.

«:Pas mal, la manœuvre, siffla Bivens. Bien vu.:»

Il avança vers moi. Notre corps à corps nous écarta du tapis. L’arbitre nous sépara et nous fit revenir de part et d’autre du cercle central. Il m’adressa un clin d’œil au passage. Il voulait que je gagne. Tout le monde voulait que je gagne. Un petit groupe avait fait le déplacement depuis Anderson –:on avait discuté avant le match:–, même les gens de son patelin souhaitaient ma victoire. Tous n’avaient qu’une envie, voir la star déboulonnée de son piédestal.

Bivens et moi nous observions. Il jeta un coup d’œil à la pendule. Encore à peine plus d’une minute. Il s’avança, nous nous empoignâmes de nouveau. Il se laissa tomber d’un coup et essaya de m’agripper la cheville. Sans réfléchir, je plaçai mon avant-bras en travers de son visage, feintai vers la gauche, attaquai à droite et le mis à terre une nouvelle fois. Encore deux points.

Le score était maintenant de dix à quatre. French se leva d’un bond. En vingt-cinq ans de carrière, il n’avait jamais eu de champion d’État. J’allais être le premier.

Bivens était à plat ventre, je me tenais à cheval sur lui. Il réussit à se redresser sur les genoux. Du bras droit, je lui encerclai la taille. Il tenta un renversement, mais j’anticipai son mouvement et le stoppai net. Je fourrai mon bras droit entre ses jambes et le soulevai. Mon bras gauche glissa autour de son cou. Maintenant, il était sur le dos et moi, sur lui, cherchant à le plaquer.

«:Lâche-le:! Fais pas ça:!:», hurla French en agitant une serviette.

Je l’entendais très distinctement. Je pris alors conscience du silence de la foule. Les gens étaient debout, mais personne n’émettait le moindre son. French hurlait toujours, mais je secouai la tête. Il fallait que je tente le plaquage.

Le corps de Bivens cédait sous le mien. Une de ses omoplates touchait déjà le tapis. L’autre s’en rapprochait petit à petit. Je fis peser tout mon poids sur cette épaule:; elle s’affaissait. L’arbitre s’étala à plat ventre pour mieux voir, attendant qu’elle atteigne le sol.

Quand soudain, Bivens s’arc-bouta sur son cou. Le mouvement fut si rapide et d’une telle puissance que je n’eus pas le temps de réagir. Tout mon corps se souleva et, au même moment, Bivens profita de mon déséquilibre pour pivoter. Nos positions s’inversèrent aussitôt. Il se tenait sur moi, cherchant le plaquage, et c’est moi qui étais en dessous.

Je peux encore gagner. Je mène au score. Ce retournement de situation ne peut lui valoir que trois points au plus. Je peux encore gagner.

J’en étais là, à faire des calculs tout en luttant désespérément pour ne pas laisser mes épaules toucher le sol. Elles en étaient si proches que la chaleur moite du tapis m’effleurait déjà la peau.

«:Quarante-cinq secondes:!:», lança l’arbitre.

Il n’était pas censé nous annoncer le chrono, mais il voulait que je m’en sorte.

Rien ne semblait pouvoir perturber mon adversaire. Sa tête reposait sur mon torse comme s’il faisait la sieste. Impossible de comprendre d’où provenait la force qui me clouait au sol. Je ne sentais même pas sa pression.

J’étais tout entier crispé par l’effort:; il était détendu. Il souleva la tête, posa son menton sur ma poitrine et se mit à me fixer. Quelques centimètres à peine séparaient nos visages. Il me sourit. Ne te donne pas tout ce mal, semblait-il me dire alors que je bandais mes muscles pour l’empêcher de gagner. Pourquoi résister autant:?

Ce n’est pas si grave d’être vaincu. Franchement. Tu n’en souffriras même pas. Je lui trouvai soudain un air familier, douloureusement familier même. Je connaissais ces yeux. Je connaissais ce sourire. Et, d’un coup, je me sentis gêné et presque honteux d’avoir osé tenter de le battre.

Je détournai le regard et relâchai mon souffle, dépouillé de toute combativité. Je m’abandonnai dans la défaite comme si c’était là ma vraie place. L’arbitre, du plat de la main, frappa le tapis pour annoncer la fin du match.

 
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