Michael McDowell

Extrait des Aiguilles d’or

PROLOGUE DE MINUIT

Par une sombre nuit d’hiver, sept enfants se blottissaient près d’une grille de ventilation sur Mulberry Street. Chacun à leur tour, pendant environ une minute, ils s’asseyaient directement sur la grille en fer pour profiter de la vapeur qui s’échappait de la chaudière des locaux de la police de New York.

À peine vêtus de haillons informes et répugnants, le visage et toutes les parties à nu noircis par la crasse, ils semblaient dans cette ruelle obscure n’être que des ombres chétives, une assemblée de gobelins dégénérés.

Une stridente dispute éclata parmi eux pour savoir si l’une des filles, qui portait dans ses bras un nourrisson à la respiration sifflante, avait le droit de rester plus longtemps sur la grille. Mais avant que les chamailleurs n’aient le temps de se mettre d’accord, leur querelle fut noyée dans le soudain carillon de toutes les cloches de la ville.

L’an de grâce 1881 devenait l’an de grâce 1882.

Non loin de là, dans la cave d’un bâtiment pourrissant de Grand Street, se trouvait un bouge qui servait une bière tiède, un lieu tellement infâme qu’il ne se distinguait même pas par un nom.Les hommes et les femmes qui s’y trouvaient, des pauvres, des déchus, des criminels, des souffreteux, venaient y consommer la bière éventée que les établis­sements de Bowery Street avaient jugée trop mauvaise pour être servie la nuit précédente.

Les clients buvaient sans se plaindre jusqu’à devenir insensibles au froid extérieur et à leur détresse intérieure. L’endroit était tenu par un Noir muet qui servait toute la nuit cet alcool dans de grandes tasses en céramique que personne n’avait jamais lavées.

Dans cet espace confiné, qu’un petit feu de charbon ne servait qu’à saturer d’une fumée suffocante sans réchauffer personne, les hommes pestaient contre Dieu, les femmes qui les avaient trompés, les autorités qui les avaient emprisonnés, la machine démocrate qui avait échoué à leur apporter la liberté et contre tout ce qui traversait leurs esprits embrumés.

Les femmes, qui trouvaient pour la plupart le soulagement dans l’hébétude, s’étaient pelotonnées dans les coins sombres ou étaient assises, la tête appuyée contre les murs suintants et glacés. L’achat de deux bières à un cent pièce leur donnait le privilège de rester jusqu’au lever du soleil. Des gamins en guenilles se battaient sous les tables tandis que le singe du joueur d’orgue de barbarie tuberculeux sautillait d’un client à l’autre, sur le hargneux comme sur le comateux, sans distinction, ajoutant ses piailleries perçantes à l’impénétrable fatras des voix.

Deux hommes maussades, libérés de Blackwell’s Island le matin même, jouaient de l’argent près de l’entrée. Une brève interruption dans la valse de leurs cartes poisseuses au moment où les cloches se mirent à sonner fut la seule attention que l’on accorda à la nouvelle année dans ce triste lieu.

Non loin de là, dans la cave d’une maison sur Mott Street, trois jeunes femmes aux robes rayées et aux sourires extatiques initiaient une amie timorée aux mystères de l’opium. La novice gloussa en plongeant l’extrémité plane du yen hock, qu’elle avait d’abord pris pour une aiguille à tricoter, dans la substance goudronneuse, avant de l’exposer à la flamme d’une petite lampe verte en verre.

Elle jeta un coup d’œil aux rêveurs impassibles qui l’en­touraient, dont seule la moitié étaient chinois, et murmura nerveusement à ses amies:: «:Vous êtes sûres qu’on risque rien, ici:?:» Quand les cloches annonçant la nouvelle année pénétrèrent dans cette pièce bondée, enfumée et silencieuse, elles étaient absorbées par une centaine de songes alanguis, une centaine de visions de bleu et de gris.

Un quart d’heure avant, sur West Houston Street – de l’autre côté du commissariat, perpendiculaire à Mott Street et ses païens –, un cabriolet avait fait halte devant une banale façade de brique, et un visage voilé, encadré d’une chevelure d’un noir de jais, avait observé la rue d’un air soucieux. Le chauffeur confirma l’adresse à sa passagère mais repartit avant qu’elle n’ait réussi, après quelques petits coups timides, à entrer dans la maison.

«:C’est Maggie qui m’envoie…:», murmura-t-elle à la femme aux vêtements et aux traits sévères qui lui avait ouvert. La dame voilée était une actrice qui, une demi-heure plus tôt, avait été acclamée pour sa performance dans Ada, girl scout de la Sierra, où elle interprétait l’héroïne éponyme, au Théâtre National de Bowery Street.

Au pied des escaliers obscurs, l’actrice hésita. Puis une autre jeune femme, une jolie blonde vêtue d’une chatoyante robe rouge, apparut sur le palier au-dessus d’elles et, agitant sa chandelle, lui fit signe d’avancer avec des paroles rassurantes:: «:C’est toi, Dollie:! Quels beaux cheveux, ils sont magnifiques:!:»

L’actrice était maintenant allongée sur un lit en fer dans une minuscule pièce au troisième étage de cette demeure silencieuse. Elle agrippait et tordait la fine couverture dans son agitation. Tout en chantonnant avec insouciance, la jolie blonde ferma les fins rideaux de la fenêtre et rajouta du charbon au petit feu qui brûlait dans l’âtre. Elle se retourna gracieusement vers l’actrice et lui demanda d’un ton joyeux si le laudanum faisait effet.

La réponse de l’actrice à l’avorteuse se perdit dans le bruit des cloches du Nouvel An.

Pas si loin de cette demeure silencieuse, où la jolie blonde en robe rouge exerçait sa lucrative activité, se trouvait Bowery Street, bondée de fêtards, même s’ils ne paraissaient pas beaucoup plus nombreux ce samedi soir que n’importe quel autre.

Des ven­deurs de friands à la viande, d’épis de maïs grillés et d’huîtres fraîches hurlaient encore plus fort que les noceurs, tandis que se déversaient depuis quelques fenêtres les accords de nouveaux morceaux martelés sur de vieux pianos défoncés. La folle musique des orchestres allemands alternait avec les bang-bang des stands de tir à la carabine et les voix éraillées des mendiants estropiés ou aveugles échoués sur les trottoirs.

Des garçons qui travaillaient dans des librairies pour huit dollars la semaine jouissaient de la galante compagnie de jeunes modistes, mais se faisaient snober par les vendeurs des beaux magasins qui gagnaient mille dollars par an, logeaient dans des pensions à l’ouest de Manhattan et étaient venus sur Bowery avec les filles de leurs logeuses.

Les familles italiennes se baladaient d’un pas fier dans les rues les plus au sud du quartier, ne faisant demi-tour que lorsqu’ils rencontraient leurs pen­dants allemands au niveau de Lower East Side. Les vendeurs de journaux et les cireurs de chaussures, des gamins souvent maigrelets avec un cigare à la bouche et jamais assez protégés du froid, paraissaient au coin des rues, s’amassaient à l’entrée des théâtres de variétés ou se précipitaient pour assister à une bagarre censée avoir lieu un peu plus loin.

Quand les cloches annoncèrent le Nouvel An, la musique, les centaines d’exclamations et de cris, les milliers de conversations joyeuses et bruyantes qui retentissaient dans tout le quartier fusionnèrent et s’intensifièrent en une grande clameur célébrant la fin d’une année et le début d’une autre.

Moins d’un kilomètre à l’ouest, devant l’hôpital récemment construit de la 15e Rue, une jeune femme aux vêtements ternes et pudiques marchait bras dessus, bras dessous avec sa petite sœur, écolière vêtue d’une robe vert vif, d’une veste rouge garnie de fourrure et d’un chapeau rond avec des rubans en feutre qui pendaient derrière.

En arrivant en vue des lampadaires de Satan’s Circus – sur la Sixième Avenue –, elles se séparèrent. L’aînée se glissa dans le renfoncement en brique d’un bâtiment d’angle, et l’écolière se mit en évidence dans la lumière crue de l’avenue et regarda autour d’elle d’un air hésitant. Elle examina le visage des passants quelques instants et tira finalement sur la manche d’un homme d’âge moyen dont le pas avait ralenti à son approche.

«:Monsieur, s’il vous plaît, dit-elle d’une voix plaintive et aiguë. J’ai perdu ma sœur, pouvez-vous m’aider à la retrouver:?:»

Les cloches du Nouvel An sonnèrent, et elles n’avaient pas fini que l’écolière et le gentleman se dirigeaient vers une chambre de Greenwich Avenue où l’enfant «:croyait encore:» que sa grande sœur pouvait l’attendre. Mais la femme aux vêtements ternes sortit de sa cachette et continua seule son monotone circuit.

Presque à portée de voix de l’agitation de Satan’s Circus, au premier étage d’une vieille maison de maître, deux hommes discutaient à voix basse, le dos tourné au feu qui brûlait dans une cheminée de marbre sculptée. Le plus âgé était grand et imposant, avec des cheveux blancs et des yeux bleus perçants. Son compagnon était beau et jeune, avec des cheveux bruns et courts et une barbe épaisse.

Ils étaient beau-père et gendre, et passaient la der­nière soirée de l’année dans ce club fréquenté par des avocats et des juges républicains. L’horloge derrière eux sonna minuit:; ils se retournèrent alors qu’au même instant les cloches de l’église de l’autre côté de la rue entamaient leur carillon festif. Les deux hommes se serrèrent la main, puis se dirigèrent vers le centre de la pièce.

La dizaine d’autres Républicains qui se trouvaient là se détournèrent de leurs journaux ou de leurs conversations et se levèrent. Ils échangèrent des poignées de mains, mirent en place leur sourire de circonstance et souhaitèrent le meilleur à leurs confrères. Le vieil homme, à l’issue d’un bref discours, exprima sa certitude de voir les Démocrates chassés du pouvoir au cours de cette année 1882 et privés de la moindre influence dans la ville.

Sur la Cinquième Avenue et du côté de toutes les grandes places huppées de l’Upper Manhattan, où les hommes et leurs épouses continuaient de se promener, les cloches retentirent dans la nuit froide avec une clarté et une beauté particulières. Tout le monde s’arrêta et se mit à sourire avec bienveillance aux inconnus qui se trouvaient à proximité. Quand les hommes eurent soulevé leur chapeau, et les dames, adressé d’une voix douce et distinguée leurs meilleurs vœux pour l’année à venir, tous reprirent le chemin de leur maison.

Dans l’Hôtel de la Cinquième Avenue, la direction avait fait préparer un dîner d’exception. À vingt-trois heures trente, quand on ouvrit les portes de la salle à manger, quelque trois cents invités chargèrent et furent installés comme on put autour d’une ­trentaine de tables de douze couverts chacune.

Une duchesse anglaise se retrouva à côté d’un gentleman qui se vantait d’avoir tué dix-sept Indiens séminoles sur les rives du lac Okeechobee et face à une dame qui défendait l’amour libre. Le fils de la duchesse, également titré, conversait avec un escroc qui avait perdu son œil droit après s’être fait tirer dessus par la police mexicaine.

À minuit, trente serveurs appa­rurent, portant chacun un plateau avec un cochon de lait rôti encore fumant. Un sénateur américain leva sa coupe de champagne pour célébrer la nouvelle année et fut accompagné par un chœur babélien d’accents et de langues.

À quelques rues de là, à la fenêtre du premier étage d’une petite tranche de maison qui donnait sur la tristesse grisâtre de Gramercy Park, se tenait une femme en robe de chambre, son visage vivement éclairé par une chandelle vacillante posée sur l’appui. Elle avait un bras levé et tripotait les rideaux avec impatience. Elle regardait passer les hommes sur le trottoir en contrebas, comme si elle en guettait un en particulier.

Pile au moment où les cloches de l’église épis­co­palienne de la Quatrième Avenue fêtaient l’année à venir, un jeune homme au rasage impeccable arriva de la Troisième Avenue d’un pas pressé, un grand sac de cuir noir à la main. Il leva les yeux vers la fenêtre, fit signe à la femme qui s’y tenait et monta hâtivement les marches. Elle disparut de l’ouverture et, quelques instants plus tard, ouvrit la porte pour faire entrer son coiffeur tant attendu.

Pour la mère irlandaise qui errait dans le quartier de Battery Park et dont le nourrisson venait de périr dans ses bras:; pour le boucher italien qui venait de vendre son dernier morceau de viande de cheval avariée aux squatteurs du terrain vague au-dessus de la 80e Rue, et pour tous ceux entre les deux:; pour les pauvres dont la pauvreté était telle qu’ils en mourraient bientôt, pour les criminels dont les actes n’offraient aucune garantie contre la misère à laquelle ils essayaient d’échapper, pour les gens relativement prospères et modérément respectables, pour les gens modérément prospères et particulière­ment respectables, et pour les très riches qui n’avaient pas besoin de se soucier de leur respec­ta­bilité, l’an de grâce 1882 venait de débuter.

LES AIGUILLES D’OR

Michael McDowell

Extrait
des
Aiguilles d’or

PROLOGUE DE MINUIT

Par une sombre nuit d’hiver, sept enfants se blottissaient près d’une grille de ventilation sur Mulberry Street. Chacun à leur tour, pendant environ une minute, ils s’asseyaient directement sur la grille en fer pour profiter de la vapeur qui s’échappait de la chaudière des locaux de la police de New York.

À peine vêtus de haillons informes et répugnants, le visage et toutes les parties à nu noircis par la crasse, ils semblaient dans cette ruelle obscure n’être que des ombres chétives, une assemblée de gobelins dégénérés.

Une stridente dispute éclata parmi eux pour savoir si l’une des filles, qui portait dans ses bras un nourrisson à la respiration sifflante, avait le droit de rester plus longtemps sur la grille. Mais avant que les chamailleurs n’aient le temps de se mettre d’accord, leur querelle fut noyée dans le soudain carillon de toutes les cloches de la ville.

L’an de grâce 1881 devenait l’an de grâce 1882.

Non loin de là, dans la cave d’un bâtiment pourrissant de Grand Street, se trouvait un bouge qui servait une bière tiède, un lieu tellement infâme qu’il ne se distinguait même pas par un nom.Les hommes et les femmes qui s’y trouvaient, des pauvres, des déchus, des criminels, des souffreteux, venaient y consommer la bière éventée que les établis­sements de Bowery Street avaient jugée trop mauvaise pour être servie la nuit précédente.

Les clients buvaient sans se plaindre jusqu’à devenir insensibles au froid extérieur et à leur détresse intérieure. L’endroit était tenu par un Noir muet qui servait toute la nuit cet alcool dans de grandes tasses en céramique que personne n’avait jamais lavées.

Dans cet espace confiné, qu’un petit feu de charbon ne servait qu’à saturer d’une fumée suffocante sans réchauffer personne, les hommes pestaient contre Dieu, les femmes qui les avaient trompés, les autorités qui les avaient emprisonnés, la machine démocrate qui avait échoué à leur apporter la liberté et contre tout ce qui traversait leurs esprits embrumés.

Les femmes, qui trouvaient pour la plupart le soulagement dans l’hébétude, s’étaient pelotonnées dans les coins sombres ou étaient assises, la tête appuyée contre les murs suintants et glacés. L’achat de deux bières à un cent pièce leur donnait le privilège de rester jusqu’au lever du soleil. Des gamins en guenilles se battaient sous les tables tandis que le singe du joueur d’orgue de barbarie tuberculeux sautillait d’un client à l’autre, sur le hargneux comme sur le ­comateux, sans distinction, ajoutant ses piailleries perçantes à l’impénétrable fatras des voix.

Deux hommes maussades, libérés de Blackwell’s Island le matin même, jouaient de l’argent près de l’entrée. Une brève interruption dans la valse de leurs cartes poisseuses au moment où les cloches se mirent à sonner fut la seule attention que l’on accorda à la nouvelle année dans ce triste lieu.

Non loin de là, dans la cave d’une maison sur Mott Street, trois jeunes femmes aux robes rayées et aux sourires extatiques initiaient une amie timorée aux mystères de l’opium. La novice gloussa en plongeant l’extrémité plane du yen hock, qu’elle avait d’abord pris pour une aiguille à tricoter, dans la substance goudronneuse, avant de l’exposer à la flamme d’une petite lampe verte en verre.

Elle jeta un coup d’œil aux rêveurs impassibles qui l’en­touraient, dont seule la moitié étaient chinois, et murmura nerveusement à ses amies:: «:Vous êtes sûres qu’on risque rien, ici:?:» Quand les cloches annonçant la nouvelle année pénétrèrent dans cette pièce bondée, enfumée et silencieuse, elles étaient absorbées par une centaine de songes alanguis, une centaine de visions de bleu et de gris.

Un quart d’heure avant, sur West Houston Street – de l’autre côté du commissariat, perpendiculaire à Mott Street et ses païens –, un cabriolet avait fait halte devant une banale façade de brique, et un visage voilé, encadré d’une chevelure d’un noir de jais, avait observé la rue d’un air soucieux. Le chauffeur confirma l’adresse à sa passagère mais repartit avant qu’elle n’ait réussi, après quelques petits coups timides, à entrer dans la maison.

«:C’est Maggie qui m’envoie…:», murmura-t-elle à la femme aux vêtements et aux traits sévères qui lui avait ouvert. La dame voilée était une actrice qui, une demi-heure plus tôt, avait été acclamée pour sa performance dans Ada, girl scout de la Sierra, où elle interprétait l’héroïne éponyme, au Théâtre National de Bowery Street.

Au pied des escaliers obscurs, l’actrice hésita. Puis une autre jeune femme, une jolie blonde vêtue d’une chatoyante robe rouge, apparut sur le palier au-dessus d’elles et, agitant sa chandelle, lui fit signe d’avancer avec des paroles rassurantes:: «:C’est toi, Dollie:! Quels beaux cheveux, ils sont magnifiques:!:»

L’actrice était maintenant allongée sur un lit en fer dans une minuscule pièce au troisième étage de cette demeure silencieuse. Elle agrippait et tordait la fine couverture dans son agitation. Tout en chantonnant avec insouciance, la jolie blonde ferma les fins rideaux de la fenêtre et rajouta du charbon au petit feu qui brûlait dans l’âtre. Elle se retourna gracieusement vers l’actrice et lui demanda d’un ton joyeux si le laudanum faisait effet.

La réponse de l’actrice à l’avorteuse se perdit dans le bruit des cloches du Nouvel An.

Pas si loin de cette demeure silencieuse, où la jolie blonde en robe rouge exerçait sa lucrative activité, se trouvait Bowery Street, bondée de fêtards, même s’ils ne paraissaient pas beaucoup plus nombreux ce samedi soir que n’importe quel autre.

Des ven­deurs de friands à la viande, d’épis de maïs grillés et d’huîtres fraîches hurlaient encore plus fort que les noceurs, tandis que se déversaient depuis quelques fenêtres les accords de nouveaux morceaux martelés sur de vieux pianos défoncés. La folle musique des orchestres allemands alternait avec les bang-bang des stands de tir à la carabine et les voix éraillées des mendiants estropiés ou aveugles échoués sur les trottoirs.

Des garçons qui travaillaient dans des librairies pour huit dollars la semaine jouissaient de la galante compagnie de jeunes modistes, mais se faisaient snober par les vendeurs des beaux magasins qui gagnaient mille dollars par an, logeaient dans des pensions à l’ouest de Manhattan et étaient venus sur Bowery avec les filles de leurs logeuses.

Les familles italiennes se baladaient d’un pas fier dans les rues les plus au sud du quartier, ne faisant demi-tour que lorsqu’ils rencontraient leurs pen­dants allemands au niveau de Lower East Side. Les vendeurs de journaux et les cireurs de chaussures, des gamins souvent maigrelets avec un cigare à la bouche et jamais assez protégés du froid, paraissaient au coin des rues, s’amassaient à l’entrée des théâtres de variétés ou se précipitaient pour assister à une bagarre censée avoir lieu un peu plus loin.

Quand les cloches annoncèrent le Nouvel An, la musique, les centaines d’exclamations et de cris, les milliers de conversations joyeuses et bruyantes qui retentissaient dans tout le quartier fusionnèrent et s’intensifièrent en une grande clameur célébrant la fin d’une année et le début d’une autre.

Moins d’un kilomètre à l’ouest, devant l’hôpital récemment construit de la 15e Rue, une jeune femme aux vêtements ternes et pudiques marchait bras dessus, bras dessous avec sa petite sœur, écolière vêtue d’une robe vert vif, d’une veste rouge garnie de fourrure et d’un chapeau rond avec des rubans en feutre qui pendaient derrière.

En arrivant en vue des lampadaires de Satan’s Circus – sur la Sixième Avenue –, elles se séparèrent. L’aînée se glissa dans le renfoncement en brique d’un bâtiment d’angle, et l’écolière se mit en évidence dans la lumière crue de l’avenue et regarda autour d’elle d’un air hésitant. Elle examina le visage des passants quelques instants et tira finalement sur la manche d’un homme d’âge moyen dont le pas avait ralenti à son approche.

«:Monsieur, s’il vous plaît, dit-elle d’une voix plaintive et aiguë. J’ai perdu ma sœur, pouvez-vous m’aider à la retrouver:?:»

Les cloches du Nouvel An sonnèrent, et elles n’avaient pas fini que l’écolière et le gentleman se dirigeaient vers une chambre de Greenwich Avenue où l’enfant «:croyait encore:» que sa grande sœur pouvait l’attendre. Mais la femme aux vêtements ternes sortit de sa cachette et continua seule son monotone circuit.

Presque à portée de voix de l’agitation de Satan’s Circus, au premier étage d’une vieille maison de maître, deux hommes discutaient à voix basse, le dos tourné au feu qui brûlait dans une cheminée de marbre sculptée. Le plus âgé était grand et imposant, avec des cheveux blancs et des yeux bleus perçants. Son compagnon était beau et jeune, avec des cheveux bruns et courts et une barbe épaisse.

Ils étaient beau-père et gendre, et passaient la der­nière soirée de l’année dans ce club fréquenté par des avocats et des juges républicains. L’horloge derrière eux sonna minuit:; ils se retournèrent alors qu’au même instant les cloches de l’église de l’autre côté de la rue entamaient leur carillon festif. Les deux hommes se serrèrent la main, puis se dirigèrent vers le centre de la pièce.

La dizaine d’autres Républicains qui se trouvaient là se détournèrent de leurs journaux ou de leurs conversations et se levèrent. Ils échangèrent des poignées de mains, mirent en place leur sourire de circonstance et souhaitèrent le meilleur à leurs confrères. Le vieil homme, à l’issue d’un bref discours, exprima sa certitude de voir les Démocrates chassés du pouvoir au cours de cette année 1882 et privés de la moindre influence dans la ville.

Sur la Cinquième Avenue et du côté de toutes les grandes places huppées de l’Upper Manhattan, où les hommes et leurs épouses continuaient de se promener, les cloches retentirent dans la nuit froide avec une clarté et une beauté particulières. Tout le monde s’arrêta et se mit à sourire avec bienveillance aux inconnus qui se trouvaient à proximité. Quand les hommes eurent soulevé leur chapeau, et les dames, adressé d’une voix douce et distinguée leurs meilleurs vœux pour l’année à venir, tous reprirent le chemin de leur maison.

Dans l’Hôtel de la Cinquième Avenue, la direction avait fait préparer un dîner d’exception. À vingt-trois heures trente, quand on ouvrit les portes de la salle à manger, quelque trois cents invités chargèrent et furent installés comme on put autour d’une ­trentaine de tables de douze couverts chacune.

Une duchesse anglaise se retrouva à côté d’un gentleman qui se vantait d’avoir tué dix-sept Indiens séminoles sur les rives du lac Okeechobee et face à une dame qui défendait l’amour libre. Le fils de la duchesse, également titré, conversait avec un escroc qui avait perdu son œil droit après s’être fait tirer dessus par la police mexicaine.

À minuit, trente serveurs appa­rurent, portant chacun un plateau avec un cochon de lait rôti encore fumant. Un sénateur américain leva sa coupe de champagne pour célébrer la nouvelle année et fut accompagné par un chœur babélien d’accents et de langues.

À quelques rues de là, à la fenêtre du premier étage d’une petite tranche de maison qui donnait sur la tristesse grisâtre de Gramercy Park, se tenait une femme en robe de chambre, son visage vivement éclairé par une chandelle vacillante posée sur l’appui. Elle avait un bras levé et tripotait les rideaux avec impatience. Elle regardait passer les hommes sur le trottoir en contrebas, comme si elle en guettait un en particulier.

Pile au moment où les cloches de l’église épis­co­palienne de la Quatrième Avenue fêtaient l’année à venir, un jeune homme au rasage impeccable arriva de la Troisième Avenue d’un pas pressé, un grand sac de cuir noir à la main. Il leva les yeux vers la fenêtre, fit signe à la femme qui s’y tenait et monta hâtivement les marches. Elle disparut de l’ouverture et, quelques instants plus tard, ouvrit la porte pour faire entrer son coiffeur tant attendu.

Pour la mère irlandaise qui errait dans le quartier de Battery Park et dont le nourrisson venait de périr dans ses bras:; pour le boucher italien qui venait de vendre son dernier morceau de viande de cheval avariée aux squatteurs du terrain vague au-dessus de la 80e Rue, et pour tous ceux entre les deux:; pour les pauvres dont la pauvreté était telle qu’ils en mourraient bientôt, pour les criminels dont les actes n’offraient aucune garantie contre la misère à laquelle ils essayaient d’échapper, pour les gens relativement prospères et modérément respectables, pour les gens modérément prospères et particulière­ment respectables, et pour les très riches qui n’avaient pas besoin de se soucier de leur respec­ta­bilité, l’an de grâce 1882 venait de débuter.

LES AIGUILLES D’OR