Lucy Maud Mongtgomery
Extrait de
Rilla, ma Rilla
1. LES « ÉCHOS DE GLEN » ET AUTRES SUJETS
L’après-midi était divine, chaude, et ses nuages, dorés. Dans le grand salon d’Ingleside, Susan Baker s’assit avec une sombre satisfaction flottant autour d’elle comme une aura:; il était seize heures et la gouvernante, qui avait travaillé sans s’arrêter depuis six heures ce matin-là, pensait avoir mérité un moment de repos et de potins.
Elle était en cet instant parfaitement heureuse:: tout s’était presque trop bien passé en cuisine ce jour-là. Docteur Jekyll ne s’était pas transformé en Mister Hyde, donc, ne l’avait pas agacée:; et depuis son fauteuil, elle voyait la fierté de son cœur, un massif de pivoines qu’elle avait elle-même planté et fait pousser, et qui fleurissait comme aucun autre massif de pivoines à Glen St. Mary n’avait jamais fleuri ou ne fleurirait jamais, avec des pivoines écarlates, des pivoines rose argenté, des pivoines blanches comme la neige d’hiver.
Susan portait un nouveau chemisier en soie noire, tout aussi raffiné que n’importe quelle tenue de Madame Marshall Elliott, et un tablier blanc amidonné avec une bordure en dentelle compliquée large de douze bons centimètres, sans oublier les insertions assorties.
Elle était contente de se savoir bien habillée lorsqu’elle ouvrit son numéro du Daily Enterprise et s’apprêta à lire les «:Échos de Glen:» qui, ainsi que Mademoiselle Cornelia venait de l’en informer, remplissaient une demi-colonne et mentionnaient presque tous les habitants d’Ingleside.
Le gros titre à la une affirmait qu’un certain Archiduc Ferdinand s’était fait assassiner dans une ville au nom bizarre de Sarajevo, mais Susan ne s’attardait pas sur ce genre de nouvelles inintéressantes et insignifiantes:; elle était en quête d’une chose autrement plus vitale.
Ah, les voilà – les «:Échos de Glen St. Mary:». Susan se concentra ardemment, lisant chacun à voix haute pour en extraire toutes les satisfactions possibles.
Madame Blythe et son invitée, Mademoiselle Cornelia – alias Madame Marshall Elliott – bavardaient près de la porte ouverte de la véranda, par laquelle une fraîche et délicieuse brise soufflait, apportant des bouffées de parfums antômes du jardin et résonnant des sons joyeux et charmants du coin de plantes grimpantes où Rilla, Mademoiselle Oliver et Walter discutaient en riant. Partout où Rilla Blythe passait, les rires fusaient.
Il y avait blotti sur un canapé un autre occupant à ne pas négliger, car c’était une créature à l’individualité prononcée qui, par ailleurs, se distinguait par son statut d’unique être vivant que Susan détestait pour de vrai.
Tous les chats sont mystérieux, mais Docteur-Jekyll-et-Mister-Hyde, ou «:Doc:» en abrégé, l’était trois fois plus. Il avait une double personnalité – ou, à en croire Susan, il était possédé par le diable. En premier lieu, parce que son existence avait débuté sous de bien curieux auspices. Quatre ans plus tôt, Rilla avait récupéré un trésor de chaton, blanc comme neige et avec une touche de noir coquin au bout de la queue, qu’elle avait baptisé Jack Frost. Susan ne l’aimait pas, même si elle ne voulait ou ne savait dire pourquoi.
«:Croyez-moi, chère madame, avait-elle coutume de prophétiser d’un ton inquiétant, ce chat va mal finir.
— Mais pourquoi pensez-vous ça:? lui demandait Madame Blythe.
— Je ne le pense pas, je le sais:», était la seule réponse qu’elle condescendait à donner.
Le reste des habitants d’Ingleside adorait Jack Frost:; c’était un mâle très propre qui faisait bien sa toilette, ne laissant jamais une tache ou une saleté sur son beau pelage blanc:; il avait une manière touchante de ronronner et de réclamer des câlins:; il était d’une honnêteté irréprochable.
Et puis, un jour, ce fut le drame à Ingleside. Jack Frost eut des chatons:!
Il serait vain de mettre en mots le triomphe de Susan. N’avait-elle pas toujours dit que ce chat se révélerait être une illusion et un piège:? Ils voyaient, maintenant:!
Rilla en garda un, le plus joli, au pelage tigré jaune-orange particulièrement lustré, et aux grandes oreilles satinées. Elle l’appela Goldie, et cette référence dorée semblait appropriée pour le petit animal enjoué qui, durant son enfance, ne montra aucun signe de sa véritable et sinistre nature. Susan, bien entendu, prévint la famille qu’il ne fallait s’attendre à rien de bon venant de la progéniture de ce diable de Jack Frost. Mais, telle Cassandre, ses croassements furent ignorés.
Les Blythe avaient tant l’habitude de voir Jack Frost comme un membre du sexe masculin qu’ils ne purent s’en défaire. Ils utilisaient sans cesse le pronom «:il:», quand bien même le résultat était ridicule. Les invités de passage étaient électrisés quand ils entendaient Rilla évoquer «:Jack et son chaton:» d’un air décontracté, ou gronder Goldie ainsi:: «:Va voir ta mère pour qu’il te fasse ta toilette.:»
«:Ce n’est pas convenable, chère madame:», pestait la pauvre Susan. Elle-même avait trouvé un compromis en l’appelant toujours «:la bête blanche:», et un cœur au moins ne souffrit pas lorsque «:la bête blanche:» mourut accidentellement empoisonnée l’hiver suivant.
En un an, le nom de «:Goldie:» était devenu si maniestement inapproprié pour le chaton orangé que Walter, qui lisait alors le roman de Stevenson, le changea en Docteur-Jekyll-et-Mister-Hyde.
Dans ses humeurs Docteur Jekyll, c’était un minou affectueux, domestiqué et amateur de coussins, qui appréciait les caresses et prenait plaisir à être flatté et chouchouté. Il aimait particulièrement se coucher sur le dos et faire gratter sa belle gorge couleur crème en onronnant dans une somnolente plénitude. Il était connu pour ça:: jamais un chat d’Ingleside n’avait ronronné avec autant de constance et d’extase.
«:La seule chose que j’envie aux chats, c’est leur rononnement, fit remarquer le docteur Blythe un jour, en entendant la bruyante mélodie de Doc. C’est le son le plus satisfait du monde.:»
Doc était très beau, ses moindres mouvements étaient gracieux, et ses poses, magnifiques. Quand il enroulait sa longue queue sombre autour de ses pattes et s’installait à la véranda pour regarder longuement dans le vide, les Blythe se disaient qu’un sphinx n’aurait pas mieux incarné la Divinité du Portail.
Mais quand l’humeur Mister Hyde le prenait – ce qui arrivait invariablement avant les averses ou les tempêtes –, il devenait une bête sauvage au regard changé. La transformation était toujours soudaine. Il s’arrachait à une rêverie avec un grognement féroce et mordait toute main tentant de le caresser ou de le maîtriser.
Son pelage semblait s’obscurcir et ses yeux luisaient d’une lueur diabolique. Il était réellement d’une beauté saisissante. Pour peu que la transformation ait lieu au crépuscule, les gens d’Ingleside en étaient tous un peu terrorisés.
Dans ces moments-là, l’animal paraissait effroyable et seule Rilla le défendait encore en disant que c’était «:un bon vieux rôdeur:». Ça pour rôder, il rôdait.
Docteur Jekyll adorait le lait frais:; Mister Hyde n’y touchait jamais et grognait pour protéger sa viande. Docteur Jekyll descendait l’escalier si discrètement que personne ne l’entendait. Mister Hyde avait le pas aussi lourd que celui d’un homme.
Plusieurs fois, alors que Susan était seule à la maison le soir, il lui avait «:fichu une trouille bleue:» comme elle disait. Il s’asseyait au beau milieu de la cuisine et la fixait sans ciller de ses yeux terribles pendant une heure. Tout ceci affectait les nerfs de Susan, mais la pauvre était en réalité trop impressionnée pour tenter de l’expulser. Un jour qu’elle osa lui jeter un bâton, il lui bondit sauvagement dessus.
Elle sortit à toute vitesse et ne se risqua jamais plus à l’énerver – même si elle ne se privait pas de punir l’innocent Docteur Jekyll pour ses méfaits, le chassant de façon ignominieuse dès qu’il passait la tête par la porte de son domaine et lui refusant certains morceaux appétissants qui lui faisaient envie.
«:Les nombreux amis de Mademoiselle Faith Meredith, de Gerald Meredith et de James Blythe, lut Susan à voix haute, en faisant rouler les noms tels des bonbons dans sa bouche, ont eu la grande joie de les accueillir il y a quelques semaines, à leur retour de l’université de Redmond. James Blythe, qui a obtenu un diplôme de lettres en mille neuf cent treize, vient de terminer sa première année de médecine.
— Faith Meredith est vraiment la fille la plus charmante qui soit, commenta Mademoiselle Cornelia en levant les yeux de son ouvrage de dentelle au filet. Les progrès que ces enfants ont faits depuis l’arrivée de Rosemary West au presbytère sont incroyables. Les gens ont pratiquement oublié les petits diables qu’ils étaient. Et vous, ma chère Anne, pensez-vous oublier un jour toutes les histoires qu’ils ont faites:? C’est vraiment étonnant que Rosemary s’entende si bien avec eux. Elle est davantage leur amie que leur belle-mère. Tous l’aiment, et Una l’adore. Quant au petit Bruce, Una en est la parfaite esclave. Bien sûr, c’est un amour. Mais avez-vous déjà vu un enfant ressembler autant à une tante que lui à sa Tante Ellen:? Il est aussi brun et catégorique qu’elle. Je ne vois rien de Rosemary en lui. Norman Douglas jure à tue-tête que la cigogne destinait le bébé à Ellen et lui, mais l’a emmené au presbytère par erreur.
— Bruce adore Jem, dit Madame Blythe. Chaque fois qu’il vient ici, il le suit en silence comme un petit chien fidèle, et l’observe sous ses sourcils noirs. Il ferait tout pour lui, je crois.
— Jem et Faith vont-ils se marier un jour:?:»
Madame Blythe sourit. Il était de notoriété publique que Mademoiselle Cornelia, jadis grande détractrice de la gent masculine, avait pris goût dans sa vieillesse à jouer les entremetteuses.
«:Pour l’instant, ils sont bons amis.
— De très bons amis, croyez-moi, s’enthousiasma Mademoiselle Cornelia. Je suis au courant de tous les faits et gestes de nos jeunes gens.
— Nul doute que Mary Vance y veille, intervint Susan avec un ton lourd de sens, mais je trouve que c’est une honte de parler mariage quand il s’agit d’enfants.
— D’enfants:! Jem a vingt et un ans et Faith dix-neuf. N’oubliez pas, Susan, que nous autres vieilles personnes ne sommes pas les seuls adultes au monde.:»
Une Susan outrée, qui détestait qu’on fasse référence à son âge – non par vanité mais à cause d’une peur obsédante d’être jugée trop vieille pour travailler – reporta son attention sur les «:Échos:».
«:Carl Meredith et Shirley Blythe sont rentrés vendredi soir de Queen’s. Nous croyons comprendre que Carl assurera la direction de l’école de Harbour Head l’an prochain, et nous ne doutons pas qu’il sera un professeur brillant et apprécié.
— Ses élèves sauront tout ce qu’il y a à savoir sur les insectes, en tout cas, plaisanta Mademoiselle Cornelia. Maintenant qu’il a terminé Queen’s, Monsieur Meredith et Rosemary souhaitent le voir entrer directement à Redmond, mais Carl est du genre indépendant et entend gagner de quoi payer une partie de ses études. C’est tout à son honneur.
— Walter Blythe, qui enseignait depuis deux ans à Lowbridge, a démissionné, lut Susan. Il compte aller à Redmond cet automne.
— Sera-t-il assez solide:? s’enquit Mademoiselle Cornelia avec angoisse.
— C’est ce que nous espérons, d’ici à la rentrée, dit Madame Blythe. Un été d’oisiveté au soleil et au grand air lui sera bénéfique.
— Il est difficile de se remettre de la typhoïde, s’anima Mademoiselle Cornelia, surtout quand on l’a échappé belle comme lui. Il ferait bien de repousser ses études d’un an. Mais il est si ambitieux. Est-ce que Di et Nan y vont aussi:?
— Oui. Elles auraient voulu enseigner un an de plus, mais Gilbert est d’avis qu’elles devraient commencer Redmond maintenant.
— Je suis contente. Elles garderont un œil sur Walter et veilleront à ce qu’il n’étudie pas trop. J’imagine, ajouta Mademoiselle Cornelia avec un regard en coin à Susan, qu’après la rebuffade que je viens d’essuyer, je prends des risques en suggérant que Jerry Meredith fait les yeux doux à Nan.:»
Susan ignora cette remarque et Madame Blythe se mit à rire.
«:Chère Mademoiselle Cornelia, je suis débordée, n’est-ce pas:? Avec tous ces garçons et filles qui roucoulent autour de moi. Si je prenais tout ça au sérieux, ce serait accablant. Mais je m’y refuse. J’ai encore trop de mal à admettre qu’ils ont grandi. Quand je regarde mes deux fils, je me demande comment ils ont pu être les gros bébés à fossettes que j’embrassais, câlinais et berçais pas plus tard que l’autre jour – l’autre jour, Mademoiselle Cornelia. Jem n’était-il pas le plus beau bébé de notre chère maison de rêve:? Et maintenant, c’est un licencié en lettres qu’on accuse de flirter.
— On vieillit tous, soupira-t-elle.
— La seule part de moi qui se fait vieille, c’est la cheville que je me suis cassée quand Josie Pye m’a défiée de monter sur le toit de Monsieur Barry, à l’époque de Green Gables. Elle me fait souffrir quand il y a un vent d’est. Je n’avouerai jamais que ce sont des rhumatismes, mais j’ai vraiment mal. Quant aux enfants, ils projettent de passer un bel été avec les Meredith avant de repartir à la rentrée. Ils aiment tant s’amuser. Grâce à eux, cette maison est un tourbillon de joie perpétuel.
— Est-ce que Rilla ira à Queen’s en même temps que Shirley:?
— Rien n’est décidé, mais je crois bien que non. Son père pense qu’elle n’est pas assez forte… Elle est plus grande qu’autre chose, d’une taille ridicule même, pour une fille qui n’a pas encore quinze ans. Et moi, je ne tiens pas à ce qu’elle parte… Imaginez, ce serait affreux de n’avoir pas un de mes bébés ici avec moi l’hiver prochain. Susan et moi finirions par nous battre rien que pour briser la monotonie.:»
Susan sourit de cette plaisanterie. Elle, se battre avec sa «:chère madame:»:!
«:Et Rilla, a-t-elle envie d’y aller:?
— Non. La vérité, c’est que Rilla est la seule de ma couvée à ne pas avoir d’ambition. Je regrette quand même qu’elle n’en ait pas un peu. Elle n’a aucun idéal digne de ce nom… Sa seule aspiration semble être de passer du bon temps.
— Et pourquoi n’y aurait-elle pas droit, chère madame:? s’exclama Susan, qui ne supportait pas d’entendre un reproche contre qui que ce soit d’Ingleside, même quand il venait de l’un d’eux. Une jeune fille devrait pouvoir s’amuser, c’est un fait. Elle aura bien le temps de penser au latin et au grec.
— J’aimerais qu’elle ait un peu le sens des responsabilités, Susan. Et vous-même savez qu’elle est abominablement vaniteuse.
— Elle a de quoi. C’est la plus jolie fille de Glen St. Mary. Vous croyez que toutes ces familles de l’autre côté du port, les MacAllister, les Crawford et les Elliott, arriveraient à obtenir une peau aussi belle que celle de Rilla en quatre générations:? Certainement pas. Non, chère madame, je sais où est ma place mais je ne peux pas vous laisser dénigrer Rilla. Écoutez ça.:»
Susan avait trouvé l’occasion de régler ses comptes avec Mademoiselle Cornelia pour ses remarques sur les amourettes des enfants. Elle lut le passage avec verve.
«:Miller Douglas a décidé de ne pas partir à l’Ouest. Selon ses dires, l’Île-du-Prince-Édouard est assez bien pour lui et il va continuer à cultiver la terre pour sa tante, Madame Davis.:»
Susan observa très attentivement sa proie.
«:Il paraît que Miller courtise Mary Vance.:»
Cette pique perça l’armure de Mademoiselle Cornelia. Son visage joufflu se mit à rougir.
«:Il n’est pas question que Miller Douglas tourne autour de Mary, dit-elle sèchement. Il ne vient pas d’une bonne famille. Son père était une sorte de paria chez les Douglas – ils ne l’ont jamais vraiment admis – et sa mère faisait partie de la terrible bande des Dillon de Harbour Head.
— Je crois me rappeler que les parents de Mary Vance n’étaient pas non plus, disons, des aristocrates.
— Mary Vance a été bien élevée et c’est une fille capable, futée et intelligente, se défendit Mademoiselle Cornelia. Elle ne va pas gâcher sa vie avec Miller Douglas, croyez-moi:! Elle sait ce que j’en pense et ne m’a encore jamais désobéi.
— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Madame Davis est tout aussi contre que vous, et selon elle, il est hors de question qu’un de ses neveux épouse une moins que rien comme Mary Vance.:»
Susan retourna à ses moutons avec la sensation d’avoir eu le dessus dans cette passe d’armes, et lut un autre «:Écho:».
«:Nous apprenons avec plaisir que le contrat de professeur de Mademoiselle Oliver est prolongé l’an prochain. Elle va passer des vacances bien méritées chez elle à Lowbridge.
— Je suis si heureuse que Gertrude reste, dit Madame Blythe. Elle nous manquerait terriblement. Et c’est une excellente influence pour Rilla, qui lui voue un culte. Elles sont bonnes amies malgré leur différence d’âge.
— Je croyais qu’elle devait se marier:?
— C’était dans l’air, mais j’ai cru comprendre que l’événement est repoussé d’un an.
— Qui est l’heureux élu:?
— Robert Grant, un jeune avocat de Charlottetown. J’espère que Gertrude sera comblée. Elle a eu une vie triste et pénible, et elle prend les choses beaucoup trop à cœur. Elle n’est plus toute jeune et se retrouve pratiquement seule au monde. Cet amour tout juste entré dans sa vie lui paraît si merveilleux qu’elle a du mal à croire qu’il va durer. Quand le mariage a dû être repoussé, elle était au comble du désespoir, même si ce n’était pas la faute de Monsieur Grant. Le règlement de la succession de son père pose plusieurs problèmes – il est mort l’hiver dernier – et Robert ne peut pas l’épouser tant que tout n’est pas démêlé. Mais je crois que Gertrude le voit comme un mauvais présage, et pense que le bonheur va encore lui échapper.
— Ça ne se fait pas, chère madame, de trop s’affectionner à un homme, fit remarquer Susan d’un air grave.
— Monsieur Grant est aussi amoureux que Gertrude, Susan. Ce n’est pas de lui qu’elle se méfie, c’est du sort. Elle a tendance à être un peu mystique… Je suppose que certains la diraient superstitieuse. Elle a une curieuse foi en ses rêves et on a beau la taquiner à ce propos, elle s’y tient. Je dois reconnaître, d’ailleurs, que certains d’entre eux… Mais il ne faut pas que Gilbert m’entende insinuer une telle hérésie. Qu’avez-vous trouvé de si étonnant, Susan:?:»
L’intéressée venait de pousser une exclamation.
«:Écoutez ça, chère madame. “Madame Sophia Crawford a cédé sa maison de Lowbridge pour venir vivre chez sa nièce, Madame Albert Crawford.” Ça alors, c’est ma cousine Sophia. Petites, nous nous sommes disputées pour savoir qui devait garder une carte du catéchisme avec les mots “Dieu est amour” écrits en boutons de roses, et on ne s’est pas reparlé depuis. Et voilà qu’elle va habiter littéralement en face de chez nous.
— Il va falloir enterrer cette vieille querelle, Susan. Il ne faut jamais rester brouillé avec ses voisins.
— C’est ma cousine qui a commencé, elle peut bien se charger des réconciliations, répondit-elle avec hauteur. Si elle fait le premier pas, j’espère être assez bonne chrétienne pour faire le second. Ce n’est pas quelqu’un de gai, toute sa vie elle a été rabat-joie. La dernière fois que je l’ai vue, son visage avait mille rides – peut-être plus, peut-être moins – à force de s’inquiéter et d’avoir de mauvais pressentiments. Elle a drôlement pleuré à l’enterrement de son premier mari, mais elle a épousé le second moins d’un an après. Ah, je vois que le prochain écho concerne la messe du soir célébrée dimanche dernier, et ils disent que les décorations étaient très belles.
— À propos, ça me fait penser que Monsieur Pryor est ermement contre les fleurs à l’église, dit Mademoiselle Cornelia. J’ai toujours dit que cet homme nous causerait des problèmes quand il a quitté Lowbridge pour s’installer ici. On n’aurait jamais dû l’ordonner ancien… C’est une erreur dont on se repentira, croyez-moi:! D’après une rumeur, il aurait dit que si la chaire continuait à être “encombrée de mauvaises herbes”, il n’irait plus à l’église.
— L’église se portait très bien avant que le vieux Lunerousse ne vienne vivre à Glen, et je suis d’avis qu’il en ira de même le jour où il ne sera plus là, déclara Susan.
— Mais enfin, qui lui a donné ce surnom ridicule:?! demanda Madame Blythe.
— Dans mon souvenir, les jeunes de Lowbridge l’ont toujours surnommé ainsi. J’imagine que c’est à cause de sa tête ronde et rougeaude, et des favoris blond-roux qu’il a tout autour. Mieux vaut ne pas l’appeler ainsi en sa présence, ça vous pouvez me croire. Mais ses favoris ne sont pas le pire, madame. C’est un homme tout à fait déraisonnable, avec un tas d’idées bizarres. Certes, c’est un ancien, et on le dit très religieux:; mais je me rappelle très bien la fois, il y a vingt ans, où on l’a surpris à faire paître sa vache dans le cimetière de Lowbridge. Oui, carrément, je n’ai pas oublié, et j’y pense toujours quand je le vois aux réunions de prière. Enfin, j’ai terminé les échos, il n’y a pas grand-chose d’autre à lire dans le journal. Je ne m’intéresse jamais aux articles sur l’étranger. Qui est donc cet archiduc qui s’est fait assassiner:?
— Qu’est-ce que ça peut nous faire:? réagit Mademoiselle Cornelia, sans se douter de l’abominable réponse que le destin était en train de concocter au même moment. Il y a toujours quelqu’un pour tuer ou se faire tuer dans ces États des Balkans. C’est normal pour eux, et selon moi, nos journaux ne devraient pas imprimer de tels scandales. L’Enterprise devient bien trop sensationnel avec ses gros titres. Bon, je vous laisse. Non, ma chère Anne, inutile de me proposer de rester à dîner. Marshall s’est mis en tête que si je ne suis pas là aux repas, rien ne sert de manger – typique des hommes. Donc, je m’en vais. Bonté divine, qu’est-ce qu’il a, ce chat:? Il fait une crise:?:»
Doc venait de sauter sur le tapis à ses pieds, les oreilles plaquées en arrière et feulant contre elle, puis il disparut d’un bond féroce par la fenêtre.
«:Oh, non. Il se transforme juste en Mister Hyde… Ce qui signifie qu’on aura de la pluie ou du vent d’ici à demain matin. C’est un excellent baromètre.
— Eh bien moi, je suis contente qu’il soit allé se déchaîner dehors cette fois et pas dans ma cuisine, dit Susan. Je vais préparer le dîner. Il y a tant de monde en ce moment à Ingleside qu’il nous incombe de penser aux repas à temps.:»
RILLA, MA RILLA